a symbol of a person behind a hashtag symbol with background of matrix style code

« Risque inacceptable pour la société » : à l’intersection de la science et de la liberté dans Ewert c. Canada

  • 20 juin 2017
  • Reem Zaia et Hy Bloom

Un problème potentiel des outils actuariels concerne la présence d’un préjugé culturel inhérent. Les outils d’évaluation des risques peuvent parfois être compromis par des variables dérivées d’une population majoritaire qui exclut les groupes minoritaires. C’est cet enjeu précis qui était au premier plan dans Ewert c. Sa Majesté la Reine, 2015 CF 1093.

Jeffrey Ewert est un contrevenant autochtone dans la cinquantaine. Il purge deux peines d’emprisonnement à perpétuité pour meurtre au second degré et tentative de meurtre. Il a passé plus de 30 ans dans des établissements correctionnels fédéraux, oscillant entre des établissements à sécurité moyenne et à sécurité maximale. Pendant plus de 20 ans, le Service correctionnel du Canada (le « SCC ») s’est basé sur les résultats des tests actuariels pour garder M. Ewert en prison, alléguant qu’il posait un « risque inacceptable pour la société ».

Les outils actuariels d’évaluation des risques de violence et des risques de récidive sexuelle (les « outils actuariels ») s’appuient sur des études empiriques réalisées sur des populations judiciarisées et incarcérées. Comme les méthodes actuarielles utilisées pour obtenir des inférences sur le comportement de vastes groupes de gens (p. ex. pour l’admissibilité à l’assurance et la fixation des primes), certains outils actuariels s’appuient sur un nombre fixe de variables clés dérivées de statistiques, qui aident les cliniciens à définir des types de personnalités. D’autres outils actuariels aident à évaluer la probabilité de récidive pour la violence, le crime et les infractions de nature sexuelle.

Les conclusions obtenues grâce à ces méthodes actuarielles concernent l’ensemble du groupe et non une personne en particulier. C’est pourquoi quand on les utilise pour déterminer si un contrevenant pose un « risque inacceptable pour la société » au stade de la libération conditionnelle, leur exactitude doit être minutieusement examinée, car de mauvais résultats risquent de prolonger l’incarcération.

Un problème potentiel des outils actuariels concerne la présence d’un préjugé culturel inhérent. Les outils d’évaluation des risques peuvent parfois être compromis par des variables dérivées d’une population majoritaire qui exclut les groupes minoritaires. C’est cet enjeu précis qui était au premier plan dans Ewert c. Sa Majesté la Reine, 2015 CF 1093.

Dans le cas de M. Ewert, le SCC s’appuyait principalement sur l’Échelle de psychopathie révisée (la « PCL-R », un outil qui mesure la présence et le degré de psychopathie) en plus de plusieurs autres outils servant à prédire le récidivisme sexuel[1]. On a donc refusé à M. Ewert des permissions de sortir avec escorte et il n’a, pour plusieurs raisons, jamais eu d’audience de libération conditionnelle.

En 2007, M. Ewert a déposé des griefs sur la pertinence culturelle des tests et en a contesté la validité en Cour fédérale. Le SCC a entrepris une étude de leur applicabilité aux contrevenants autochtones fédéraux en 2003, mais ne l’a jamais terminée. Dans la décision de 2007 de la Cour fédérale relative à cette contestation, le juge Beaudry a encouragé le SCC à poursuivre ses recherches.

En 2015, M. Ewert a eu gain de cause contre le SCC pour son usage d’outils actuariels d’évaluation des risques qui manquent de fiabilité, alléguant que ces outils ont eu des effets préjudiciables sur son incarcération et sont empreints de préjugé culturel. Le juge Phelan de la Cour fédérale a déterminé que la PCL-R comportait un écart interculturel, qu’elle était biaisée et insuffisamment fiable pour les contrevenants autochtones.

La PCL-R évalue deux « facteurs ». Le facteur 1 comporte huit éléments, y compris la facette interpersonnelle et la facette affective (p. ex. le charme superficiel d’une personne). Le facteur 2 couvre neuf traits de personnalité et évalue la présence ou l’absence de types de comportements passés relatifs au style de vie et au comportement antisocial. Le facteur 1 a été décrit comme « indésirable » scientifiquement en ce qui concerne son utilisation à l’égard des contrevenants autochtones. M. Ewert a obtenu des résultats de 100 % et 98 % pour le facteur 1. Lorsqu’on les combinait à ses résultats pour le facteur 2, il dépassait largement le seuil de désignation d’un individu comme psychopathe. Le SCC a utilisé ces résultats de la PCL-R pour affirmer que M. Ewert formait un « risque inacceptable pour la société ».

La Cour a entendu les témoignages de deux experts sur la fiabilité de ces outils pour des contrevenants autochtones. La Cour a finalement accepté le témoignage de l’expert de M. Ewert, M. Hart, psychologue judiciaire, pour son objectivité. M. Hart a témoigné que, eu égard aux différences marquées entre les groupes autochtones et non autochtones, il ne se serait pas servi des tests actuariels. Il a suggéré qu’une « évaluation clinique structurée », qui permet aux cliniciens de trouver un équilibre entre les données actuarielles et d’autres facteurs de risques importants, aurait mieux permis de saisir les facteurs de risque pour un contrevenant autochtone. M. Hart a également expliqué que l’usage de la PCL-R avec ce groupe de contrevenants entraînait une probabilité de préjugé interculturel, que sa validité pour les contrevenants autochtones n’avait été ni prouvée ni étudiée, et que la PCL-R a été conçue selon des études portant sur une population carcérale principalement blanche.

La Cour a accepté ce témoignage. Elle a déterminé qu’en se servant d’outils d’évaluation douteux, le SCC a violé son obligation d’origine législative en vertu du paragraphe 24(1) de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, LC 1992 ch 20, qui énonce que « [l]e Service est tenu de veiller, dans la mesure du possible, à ce que les renseignements qu’il utilise concernant les délinquants soient à jour, exacts et complets ».

Comme les outils ont eu une incidence directe sur la poursuite de son incarcération, les droits de M. Ewert en vertu de l’article 7 de la Charte ont été violés. L’utilisation continue des outils a eu une portée trop vaste, dépassant l’objet du texte législatif, et a eu une incidence directe sur sa liberté. La Cour a interdit au SCC d’utiliser les outils en ce qui concerne M. Ewert et tous les autres détenus autochtones jusqu’à ce qu’une étude confirme leur fiabilité.

La Couronne a fait appel, et la Cour d’appel fédérale a infirmé la décision (2016 CAF 203). La Cour d’appel a conclu que M. Ewert aurait dû démontrer, selon la prépondérance des probabilités, que les outils produisaient des résultats et des conclusions erronés pour les Autochtones. La simple absence d’études sur le biais interculturel ne suffisait pas. Si M. Hart avait témoigné de l’effet subtil du préjugé interculturel de la PCL-R, il n’avait pas témoigné sur l’ampleur de ce biais. Il n’y avait donc pas de violation de la Charte. M. Ewert a demandé l’autorisation d’en appeler à la Cour suprême du Canada. Cette autorisation lui a été octroyée le 9 mars 2017.

La décision de la Cour fédérale est cruciale pour au moins trois motifs. Premièrement, la décision reconnaît les valeurs culturelles prééminentes exprimées dans Gladue/Ipeelee (et leur descendance), qui exige que les tribunaux aient connaissance d’office de facteurs qui comprennent, sans s’y limiter, la discrimination raciale systémique et le taux plus élevé d’incarcération des contrevenants autochtones. Ces principes sont cruciaux dans toutes les étapes du système judiciaire criminel, y compris au stade de la libération conditionnelle. Même si cette affaire ne porte pas sur la connaissance d’office, le fait qu’on a interdit au SCC d’utiliser ces outils réaffirme, et ce, légitimement, que les contrevenants autochtones sont uniques et doivent être traités comme tels. Le témoignage de M. Hart consolide encore cela.

Deuxièmement, la décision est un appel aux tribunaux à remplir leur rôle de gardiens en faisant respecter la primauté de la méthode scientifique en ce qui concerne la fiabilité des outils actuariels. Cela signifie également que les experts en santé mentale d’un côté comme de l’autre doivent s’assurer que leurs recherches et leurs évaluations sont objectives et scientifiquement défendables[2]. Les avocats devraient s’assurer que ces types d’outils ne sont pas employés pro forma. Cela devrait être le cas particulièrement lors des audiences de contrevenants dangereux/à contrôler, dans lesquelles les Autochtones sont tristement surreprésentés et où l’on se fie sur les outils actuariels pour déterminer si un contrevenant devrait être incarcéré indéfiniment. Les avocats devraient aussi se montrer critiques quant à ces outils lorsqu’ils sont utilisés pour des contrevenants dont la culture est nettement différente de celles dont on s’est servi pour établir la validité de l’outil (p. ex. contrevenants extrémistes accusés de crimes terroristes). Dans l’ensemble, les tribunaux devraient faire preuve de circonspection quant à ces enjeux lorsqu’ils jouent leur rôle de gardiens en vertu des critères de Mohan/Abbey.

Troisièmement, la décision met l’accent sur la relation entre le poids de la preuve scientifique qui a une incidence sur la liberté d’un contrevenant et les intérêts en vertu de la Charte. Cela reflète aussi la vaste portée réparatrice du paragraphe 24(1) de la Charte. Les avocats seraient sages d’utiliser le paragraphe 24(1) pour concevoir des correctifs créatifs à partir de maintenant, particulièrement dans le contexte de la libération conditionnelle.

Le sort de Jeffrey Ewert devant la Cour suprême sera déterminant pour l’utilisation future des outils d’évaluation du risque de violence, particulièrement pour les contrevenants autochtones et ceux qui sont issus d’une autre culture. La valeur des outils empiriques dans l’évaluation du risque ne doit pas être interprétée comme signifiant que ces outils sont infaillibles. Sous réserve de ce que la Cour suprême aura à dire à son sujet, l’affaire Ewert est à tout le moins un appel aux décideurs, aux avocats et aux cliniciens de s’efforcer avec assiduité d’éviter les préjugés dans les contextes où la science pourrait dicter la privation de liberté. Car à l’intersection de la science et de la liberté, les enjeux sont très élevés.

 

À propos des auteurs

Reem Zaia, B.Soc. (distinction), J.D., LL.M., est avocate adjointe chez Henein Hutchison LLP. Elle a récemment fréquenté l’Université de Toronto pour obtenir sa maîtrise en droit, et y a reçu la bourse Nathan Strauss Q.C. en droit constitutionnel. Ses recherches mettent principalement l’accent sur le droit à la vie privée et la Charte, ainsi que sur le terrorisme. Elle est l’auteure de plusieurs articles juridiques sur le droit criminel et constitutionnel. Le Dr Bloom et Me Zaia travaillent en collaboration pour effectuer de la recherche sur la santé mentale et l’extrémisme/la radicalisation.

Hy Bloom, LL.B. M.D., F.R.C.P(C.) est psychiatre judiciaire et avocat à Toronto. Il a réalisé de nombreuses évaluations de contrevenants à l’aide des outils actuariels. Il est également professeur adjoint à la faculté de médecine de l’Université de Toronto et président alternatif de la Commission ontarienne d’examen. Il est l’auteur réputé de plusieurs livres et articles savants sur la santé mentale et le droit ainsi que sur la psychiatrie judiciaire. Il a évalué des centaines de personnes accusées dans des causes qui comprennent celle des « Toronto 18 », celles de contrevenants dangereux/à contrôler et des homicides.

 


[1] Le Guide d’évaluation du risque de violence (« VRAG ») est utilisé pour prédire le récidivisme de la violence; le Guide d’évaluation du risque chez les délinquants sexuels (« SORAG »), pour le récidivisme en matière de violence sexuelle; le Statique-99 évalue la probabilité de récidivisme en matière d’infractions sexuelles et de violence chez les conjoints adultes condamnés pour au moins une infraction sexuelle; l’Échelle d’évaluation du risque de violence – Version pour les délinquants sexuels (« EERV-VDS »), le récidivisme sexuel pour mesurer et lier les modifications du traitement et en modifier la prestation.

[2] Voir aussi White Burgess Langille Inman c. Abbott and Haliburton Co., 2015 CSC 23, [2015] 2 RCS 182.

 

[0] Commentaires