En 2009, j’ai pris part à l’une des causes les plus émotionnellement difficiles de ma carrière. Elle concernait une jeune femme que j’appellerai Jessica[1]. Jessica souffrait de troubles émotionnels profonds. Elle avait eu une enfance traumatisante, qui avait mené à une relation tendue avec sa mère. Son père ne faisait plus partie de sa vie. À seulement 15 ans, elle s’est trouvée incapable de s’occuper d’un bébé naissant, une fille. L’enfant avait été enlevée, la suspecte avait été arrêtée et accusée, et une instance criminelle s’ouvrait contre une jeune contrevenante.
En cour, témoignant au sujet de son expérience, elle se présentait mal et semblait plutôt désemparée. Elle avait perdu « mon bébé », a-t-elle témoigné. Elle pouvait à peine réussir à comprendre les procédures judiciaires qui se déroulaient tout autour d’elle.
Pourtant Jessica n’était pas la victime, mais bien la jeune personne accusée[2].
Le bébé n’était pas le sien. Une amie (une autre adolescente) lui avait confié son bébé pour la nuit, et le lendemain, Jessica ne l’avait pas ramené. Malgré plusieurs appels et messages texte la suppliant de ramener l’enfant, Jessica avait refusé. Une enquête policière exhaustive avait permis de situer Jessica avec l’enfant.
Je me souviens, en contre-interrogatoire, de lui avoir demandé pourquoi elle n’avait pas simplement ramené le bébé à sa mère comme promis. En un instant révélateur, elle a dit qu’elle ne pouvait pas laisser « mon bébé ». Plus tard, lors de la détermination de la peine, on apprendrait que Jessica souhaitait désespérément avoir son propre enfant pour lui offrir tout l’amour dont elle-même considérait avoir été privée toute sa vie. Elle en était venue à tant aimer le bébé de son amie que dans son esprit elle avait commencé à penser à lui comme étant le sien.
Quel est le rôle du procureur qui fait face à une procédure relative à la détermination de la sentence d’une personne comme Jessica ?
Quand j’ai commencé ma carrière de procureur de la Couronne, je croyais que je servirais bien la société tout simplement en poursuivant des criminels et en les envoyant en prison. Je n’avais pas saisi les historiques souvent complexes des personnes que j’allais rencontrer, ni les défis à relever pour répondre aux besoins des victimes et à ceux de la collectivité. Plus d’une décennie plus tard, j’en suis venu à comprendre qu’une approche aussi simpliste empire souvent les choses au lieu de les améliorer.
Jessica était une jeune personne racialisée d’une région défavorisée de Toronto. Sa mère vivait des difficultés financières et l’instance avait eu des conséquences terribles pour toutes les personnes impliquées. Le crime commis était incroyablement sérieux, mais par l’entremise du travail exemplaire de son avocat lors des procédures de détermination de la sentence, j’ai commencé à comprendre le traumatisme qui s’était produit dans l’enfance de Jessica, qui l’avait menée jusqu’à l’enlèvement. La coupure émotionnelle d’avec ses actions est devenue pour moi une source d’empathie et n’était pas, comme je l’avais d’abord cru, un signe d’indifférence pour le bien-être de l’enfant.
Je me suis demandé quel but l’emprisonnement de cette jeune personne pouvait bien servir. Servirais-je vraiment ma collectivité en demandant à un juge de l’emprisonner maintenant ? L’avocat de la défense et moi avons finalement proposé une solution sans emprisonnement, conçue pour mettre l’accent sur les besoins en réadaptation, ce que je juge du tribunal de la jeunesse a accepté[3].
Durant l’audience de détermination de la peine, Jessica m’a remercié, ainsi que le juge, de lui « donner une chance ». Des années plus tard, j’ai reparlé à son avocat et il m’a dit qu’il était resté en contact avec Jessica. Elle étudiait, avait un emploi à temps partiel, et elle était une jeune mère. À ce qu’il sache, elle n’avait commis aucune autre infraction.
Le contexte social de notre système de justice
Les procureurs devaient-ils aborder chaque cause comme je l’ai fait avec celle de Jessica ? Ce serait faire preuve d’une trop grande naïveté. Chaque jour, des contrevenants réellement dangereux entrent dans le système de justice pénale. J’en ai personnellement poursuivi plusieurs. Certains contrevenants ne sont tout simplement pas de bons candidats pour un accent sur la réadaptation.
Mais nous ne pouvons ignorer que notre système de justice laisse présentement tomber certains des citoyens les plus vulnérables. Les personnes avec des problèmes de santé mentale ont une part disproportionnée des contacts avec la police, de plus hauts taux d’arrestations, d’accusations pénales et d’emprisonnement. On estime que les problèmes de santé mentale sont de deux à trois fois plus courants dans les prisons canadiennes que dans la population en général. Les problèmes de consommation de drogues y sont endémiques[4].
Les personnes racialisées sont aussi grandement surreprésentées à tous les stades du système de justice pénale : les Noirs représentent 9,5 % de l’ensemble de la population des prisons fédérales alors qu’ils ne représentent que 2,9 % de la population canadienne[5]. Pour les Autochtones, les nombres sont sidérants. Statistique Canada rapporte que pour 2015/2016, les Autochtones adultes représentaient 26 % des admissions aux services correctionnels provinciaux et territoriaux, alors qu’ils représentent environ 3 % de la population adulte canadienne[6].
Les décisions que prennent chaque jour les procureurs de la Couronne entraînent donc d’énormes conséquences sociales. L’universitaire Angela Davis fait remarquer que la discrétion des procureurs peut causer ou exacerber des inégalités sociales, même de manière non intentionnelle. Les politiques en apparence « neutres » peuvent en réalité avoir un impact disproportionné sur les collectivités racialisées. Cette même autorité, dit-elle, peut toutefois servir à régler le problème[7].
Une approche qui s’appuie sur la justice sociale
Quels principes doivent donc guider l’approche moderne pour le rôle de la Couronne dans les procédures pénales ? Il ne faut jamais oublier que le rôle de la Couronne n’est pas de chercher à obtenir des condamnations, mais bien de voir que la justice est rendue et que l’intérêt public est satisfait[8]. Selon mon expérience, l’intérêt public est souvent mieux servi par une approche autre que la poursuite classique.
Aux États-Unis, l’ex-procureur général Eric Holder a demandé que se produise une révolution de la façon dont les procureurs abordent leur travail et des critères utilisés pour évaluer le « succès » :
Bien sûr… nous voulons aussi raffiner les critères de mesure de la réussite, évaluer les mesures que nous prenons, et évaluer l’efficacité des nouvelles priorités de la justice criminelle. En cette ère « Smart on Crime », il n’est plus adéquat ni approprié de s’appuyer sur des modèles dépassés qui ne récompensent que la coercition quantifiée par le nombre de poursuites, de condamnations et de longues peines au lieu d’adopter une vision holistique[9].
À tout le moins, les procureurs devraient avoir l’autorité d’adresser les personnes accusées à des processus de justice réparatrice et de mettre l’accent sur les modalités communautaires, lorsque possible. Des modifications du Code criminel et des mises à jour des manuels des politiques de la Couronne seront requises, comme le faisait remarquer le rapport récent du Sénat sur les retards des tribunaux canadiens[10]. Cette approche exige surtout un « changement de culture » qui met l’accent sur la reconnaissance des impacts disparates qu’a le système de justice pénale sur les différentes collectivités et du besoin urgent de prendre des mesures concrètes pour régler ces inégalités[11].
En nous servant de la discrétion des procureurs en ce sens, en mettant l’accent sur les programmes de justice réparatrice, nous pouvons contribuer à réduire notre trop grande dépendance envers l’incarcération et les conséquences accessoires souvent dévastatrices qu’ont les condamnations criminelles pour de nombreux contrevenants. Ces programmes permettraient des économies d’envergure[12]. Il n’y a aucune raison de douter de leur potentiel de réussite non plus : les programmes de diversion et les peines dans la collectivité ont démontré leur grande efficacité pour la réadaptation des jeunes contrevenants et améliorent la sécurité publique quand ils sont correctement mis en œuvre[13].
Les procureurs devraient tenir compte du sexe, de l’ethnie, de l’historique culturel, de la santé mentale et/ou du statut autochtone des personnes accusées à toutes les étapes du processus de justice pénale. Pour les jeunes, la Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents exige déjà que ces facteurs soient évalués[14]. Ils devraient également l’être dans le cas des adultes[15].
Il faudrait toujours se réjouir d’avoir plus de renseignements sur les gens qui se présentent dans nos tribunaux. Nos cours exigent maintenant l’utilisation de rapports Gladue dans la détermination des peines des contrevenants autochtones[16]. Certaines cours ont récemment commencé à accepter le besoin de « rapports d’évaluation culturelle » pour les contrevenants non autochtones également[17]. Ces outils sont souvent précieux pour comprendre le contexte plus vaste dans lequel une infraction s’est produite et pour prévenir les hypothèses injustes qui s’appuient sur des expériences de vie complètement différentes.
Rien de cela ne suggère que toutes les causes pourront être résolues par des approches différant de la justice pénale. Les criminels réellement dangereux et violents devraient être incarcérés pour ce qu’ils ont commis. La collectivité est rendue plus sûre quand on les en retire, et les victimes ont le droit de savoir que ceux qui leur ont causé du tort ne peuvent se soustraire à la responsabilité de leurs actes. Mais le système de justice pénale piège une vaste gamme de causes et d’êtres humains, et une approche unique ne peut fonctionner pour tous.
Dans bien des cas, les solutions de rechange aux poursuites officielles et les programmes appropriés dans la collectivité sont les outils les plus efficaces pour favoriser la réadaptation d’un contrevenant, rendre nos collectivités plus sécuritaires et promouvoir la justice sociale. Comme procureurs, l’adoption du « changement de culture » dont parle l’arrêt Jordan est l’une des premières étapes pour nous servir du potentiel inutilisé qui est à notre portée[18].
Nous n’avons pas besoin de faire acte de foi pour atteindre ces objectifs. Mais il faudra entretenir notre conviction qu’il y a de nombreuses histoires comme celle de Jessica qui doivent être racontées : il suffit de leur permettre de se produire.
Brock Jones est procureur de la Couronne adjoint depuis 12 ans. Cette année, il a reçu le prix Rupert Ross de l’OCAA pour son engagement envers l’amélioration de la justice sociale. Les opinions exprimées dans ce texte sont ses opinions personnelles, et elles ne reflètent pas nécessairement celles du ministère du Procureur général (Ontario).
[1] Ce n’est pas son vrai nom. Toute la cause a fait l’objet d’une ordonnance de non-publication, et les identités des accusés et des victimes demeurent protégées à ce jour.
[2] On trouve les motifs du juge d’instance à 2009 Carswell Ont 3745.
[3] Le Programme d’assistance et de surveillance intensives (PASI) : Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents, alinéa 42(2)(l).
[4] « Unlocking Change: Decriminalizing Mental Health Issues in Ontario », John Howard Society (2016).
[6] http://www.statcan.gc.ca/pub/85-002-x/2017001/article/14700-fra.htm.
[7] Davis, Angela J. « In Search of Racial Justice: The Role of the Prosecutor », 16 New York University Journal of Legislation and Public Policy 821-851 (2013).
[8] Voir R. c. Boucher, 1955 RCS 16; R. c. Cook, 1997 1 RCS 1113.
[9] Discours d’Eric Holder au Brennan Center, 23 septembre 2014 : http://www.brennancenter.org/analysis/keynote-address-shifting-law-enforcement-goals-to-reduce-mass-incarceration.
[10] Seeking Prompt Justice: An Urgent Need to Address Lengthy Court Delays in Canada, Senate of Canada, 2017.
[11] Selon moi, le même « changement de culture » que la Cour suprême a considéré nécessaire dans les récentes causes R. c. Jordan ,2016 CSC 27 au parag. 94 et R. c. Cody, 2017 CSC 31 au parag. 35.
[12] Selon Statistique Canada, le coût de l’incarcération d’un adulte en Ontario, par exemple, était de plus de75 000 $ par année en 2014/2015. Pour les jeunes contrevenants, un rapport du vérificateur général de 2011 a indiqué que les coûts pouvaient être bien plus élevés, selon le type de placement que prescrit le tribunal.
[14] Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents, sous-alinéa 3(1)(c)(iv).
[15] La Cour d’appel de l’Ontario dans R. c. Hamilton 2004 CanLII 5549 a conclu qu’on doit tenir compte de tous les facteurs qui témoignent de la culpabilité personnelle d’un contrevenant, y compris les expériences de racisme systémique et/ou de préjugés relatifs au genre.
[16] Le défaut de tenir compte de renseignements Gladue sera un motif d’appel : R. c. Kakekagamick, 2006 CanLII 28549 (CA ON).
[17] R. c. Gabriel, 2017 NSSC 90 au parag. 49.
[18] Voir « Creating Alternatives To The Criminal Justice System Is Key To Reducing Court Delays » par le sénateur Kim Pate, The Hill Times, 23 juin 2017.