Les cours suprêmes du Canada et des États-Unis semblent en désaccord
Les plus hauts tribunaux du Canada et des États-Unis semblent en être arrivés à des conclusions opposées dans les décisions jumelles de R. c. J. (K.R.)[1] et Packingham v. North Carolina[2].
La Cour suprême du Canada (« CSC ») a conclu qu’on pouvait refuser l’accès à Facebook et aux autres sites de médias sociaux aux délinquants sexuels, nonobstant les droits des délinquants en vertu de la Charte, alors que la Cour suprême des États-Unis a déclaré inconstitutionnelle une loi de la Caroline du Nord qui interdisait aux délinquants sexuels de posséder des comptes sur Facebook ou d’autres sites Web également utilisés par des mineurs.
Il existe des distinctions importantes entre les deux causes. Ainsi, il serait exagéré de dire que ces conclusions contrastantes représentent un conflit manifeste de la jurisprudence constitutionnelle américaine et canadienne sur les questions de la liberté d’expression. Cela dit, les approches adoptées par les tribunaux révèlent certaines différences dans la jurisprudence ainsi que différentes valeurs relatives à la liberté d’expression et à la protection des enfants, comme je le soutiendrai dans cet article.
Des contextes différents
Il faut noter que la Cour suprême des États-Unis a annulé une loi de la Caroline du Nord qui comprenait une interdiction totale s’appliquant à tous les délinquants sexuels inscrits. Plus de 1 000 délinquants sexuels inscrits avaient été poursuivis au criminel pour avoir enfreint la loi, qui leur interdisait de créer des profils sur Facebook, Twitter ou d’autres sites desquels les délinquants savaient que des enfants pouvaient être membres. Un de ces délinquants a contesté sa condamnation au motif que la loi violait ses droits à la liberté d’expression tels que garantis par le premier amendement de la Constitution américaine.
En contraste, K.R.J. ne concernait pas une disposition générale. La cause concernait la validité d’une loi qui autorisait les juges prononçant la peine à interdire aux délinquants déclarés coupables d’infractions à l’endroit de personnes de moins de 16 ans d’utiliser l’Internet, ainsi que la mise en œuvre rétroactive de cette loi. La SCC a évalué si l’application de la loi enfreignait les droits du délinquant en vertu de l’alinéa 11i), qui donne aux inculpés le droit de bénéficier de la peine la moins élevée si la peine qui sanctionne l’infraction est modifiée après la perpétration de l’infraction. L’aspect rétroactif de la décision de la CSC ne facilite pas sa comparaison avec la décision dans Packingham. Toutefois, le raisonnement de la CSC pour justifier l’application rétroactive de la loi suit le cheminement de la discussion qui aurait probablement été requise pour soupeser la liberté d’expression et la protection des enfants[3].
Bien que la CSC n’ait pas expressément traité de l’article 2 de la Charte, qui garantit le droit à la liberté d’expression, la Cour suprême des États-Unis et la CSC ont toutes deux fait des commentaires sur l’importance de la protection des mineurs et l’importance pour les inculpés d’accéder à l’Internet. Les cours ont soupesé ces valeurs concurrentes, et atteint des conclusions différentes. Les contextes n’étaient pas exactement parallèles, principalement parce qu’au Canada, la décision impliquait des entraves à la liberté d’expression décidées au cas par cas par des juges dans le prononcé de la peine des inculpés, tandis qu’aux États-Unis, la Cour évaluait une interdiction qui avait une plus grande probabilité d’être trop vaste dans son application, et qui affectait des gens qui n’étaient plus assujettis à la supervision du système de justice pénale. De plus, la loi canadienne ne s’appliquait qu’aux délinquants qui avaient commis des crimes contre des mineurs de moins de 16 ans, alors qu’aux États-Unis, elle s’appliquait à tous les délinquants sexuels inscrits[4].
La liberté d’expression et l’importance de l’Internet
Dans les deux territoires, les tribunaux ont mis l’accent sur l’importance de l’Internet. La décision américaine traitait de l’Internet expressément comme d’un droit constitutionnel. La CSC ne l’a pas fait, probablement parce que dans le contexte du prononcé de la peine, les juges ont l’autorisation d’entraver la liberté des inculpés et leurs autres droits sans enfreindre la Charte. Néanmoins, l’analyse de la CSC a tenu compte de l’importance de l’expression dans la perspective de l’application rétroactive de la loi.
Dans Packingham, la Cour suprême des États-Unis a décrit l’Internet et les sites de médias sociaux comme appartenant aux [traduction] « principales sources pour connaître l’actualité, consulter les offres d’emploi, parler et écouter sur la place publique moderne et autrement explorer les vastes domaines de la pensée et de la connaissance humaines. » Elle a déclaré que « ces sites Web peuvent fournir possiblement les mécanismes les plus puissants qui soient à un citoyen pour faire entendre sa voix[5]. » Le droit d’utiliser l’Internet a été traité comme un droit constitutionnel important, sinon comme un droit fondamental de la personne.
La CSC a également reconnu l’importance d’accéder à l’Internet. Elle a déclaré que priver un inculpé de l’accès à Internet « équivaut à le tenir à l’écart d’un élément de plus en plus essentiel à la vie quotidienne[6]. » La CSC a fait référence à des exemples au sujet de l’importance de l’Internet en matière d’emploi, de commerce, de divertissement et de socialisation, ce qui est en harmonie avec la décision de la Cour suprême des États-Unis. La CSC a déclaré que les restrictions à l’accès à l’Internet formaient une « conséquence importante » pour les inculpés, qui exigeaient que la Cour considère l’équité de la loi sous-jacente[7].
L’expression « conséquence importante » pourrait signifier que si le Canada considère l’accès à Internet comme étant important, nous n’allons pas aussi loin que nos voisins américains dans l’évaluation de ce droit.
La décision Packingham est remplie de mises en garde sur le fait que les tribunaux doivent faire preuve d’une « vigilance extrême » en entravant l’accès à Internet et sur les façons dont l’accès à Internet pourrait être « particulièrement » bénéfique pour les criminels inculpés. En comparaison, la décision canadienne utilise des termes plus mesurés pour évaluer la valeur de l’Internet et a même qualifié ses commentaires sur l’importance d’Internet en disant :
L’interdiction d’utiliser Internet, même si elle est attentatoire, ne fait pas partie des sanctions les plus lourdes, telle la peine d’emprisonnement accrue[8].
Si les deux tribunaux considèrent l’Internet comme étant important, et bien qu’il puisse être hasardeux d’attacher trop d’importance aux phrases déjà mentionnées, il est tentant de conclure que l’usage d’Internet et le droit à la liberté d’expression en général sont plus estimés aux États-Unis qu’au Canada.
Appuyant davantage cette conclusion est le fait que l’opinion de la minorité concurrente[9] a critiqué l’opinion majoritaire en disant qu’elle allait trop loin dans son évaluation de la liberté d’expression. Le juge Alito a écrit que l’opinion de la majorité contenait des dicta, ce qui pourrait vouloir dire que les États sont généralement impuissants pour prévenir la visite par les prédateurs sexuels de tout site, y compris les sites de rencontres entre adolescents[10]. Cette critique confirme que l’opinion majoritaire dans Packingham considère l’accès à Internet comme étant sacrosaint, ce qui ne semble pas être l’approche de la CSC.
L’importance de la protection des mineurs
La décision majoritaire dans Packingham contient très peu de mots au sujet de l’objectif ou de l’importance possible de la loi de la Caroline du Nord restreignant l’accès à Internet ou de l’importance de l’objectif de la protection des mineurs contre les délinquants sexuels. En narrant les circonstances de l’affaire, la majorité de la Cour suprême des États-Unis mentionne que les États ont un intérêt impérieux à protéger les mineurs contre les abus sexuels[11]. Dans son analyse, la Cour suprême des États-Unis a également inclus un paragraphe qui décrit les abus sexuels sur des enfants comme étant répugnants et constituant un crime « des plus sérieux », et a affirmé que les États peuvent adopter des lois valides pour protéger les enfants des mauvais traitements[12]. Cela dit, ces remarques semblaient être pour la forme et n’ont pas été considérées en profondeur dans l’analyse de la Cour.
En comparaison, la décision K.R.J. contenait une section entière sur l’historique de la loi contestée, qui soulignait l’importance de la protection des enfants. Puis, à partir du paragraphe 101 de la décision, la CSC a discuté en détail des risques nouveaux et émergents qui menacent les enfants à cause de l’Internet et d’autres avancées technologiques.
Le Canada a évalué des preuves au sujet du rôle unique que joue l’Internet dans la facilitation des crimes sexuels à l’endroit de mineurs[13], ce que la Cour américaine n’a pas fait. La CSC a discuté de leurre d’enfant et de pornographie infantile et a apparemment considéré des preuves touchant la difficulté de surveiller les activités en ligne d’un délinquant sexuel étant donné l’anonymat qu’offre l’Internet à ses usagers. La majorité de la CSC a accepté que la protection des enfants constitue un objectif gouvernemental impérieux, et a finalement été convaincue que le gouvernement avait un intérêt impératif à mettre en œuvre la nouvelle loi sur les peines de manière rétroactive[14].
Norme de contrôle judiciaire
La Cour suprême des États-Unis a tiré ses conclusions dans l’affaire Packingham en s’appuyant sur le critère de l’examen rigoureux, qui exige qu’une loi soit « conçue de manière étroite » dans un « intérêt gouvernemental impérieux ». L’examen rigoureux est la norme pertinente lorsqu’on allègue qu’une loi ou une politique gouvernementale enfreint les droits constitutionnels fondamentaux d’une personne. En vertu de ce critère, le gouvernement a le fardeau de prouver que ses restrictions à la liberté d’expression constituaient le moyen le moins restrictif possible pour atteindre l’objectif gouvernemental.
La Cour suprême des États-Unis a conclu que la Caroline du Nord n’avait pas réussi à s’acquitter de ce fardeau. Elle a également affirmé que la loi ne passerait pas même le contrôle intermédiaire, moins rigoureux, en vertu duquel le gouvernement peut justifier des lois si les moyens employés sont substantiellement reliés à un objectif gouvernemental d’importance[15].
La Cour suprême des États-Unis a conclu que la loi de la Caroline du Nord n’était pas conçue de manière étroite pour atteindre son objectif stipulé de protéger les enfants. La loi était trop vaste, car elle restreignait l’expression protégée, notamment politique et commerciale, plutôt que d’interdire la communication entre les délinquants sexuels et les personnes vulnérables. La Cour a conclu que la Caroline du Nord ne pouvait entraver la liberté d’expression comme moyen de prévenir une expression prohibée.
Au contraire, la CSC a décrit sa norme de contrôle dans K.R.J. comme suit :
Pour établir que la restriction du droit de l’appelant garanti par l’al. 11i) est raisonnable et que sa justification peut se démontrer, l’État doit montrer que les modifications de 2012 ont un objectif suffisamment important « et que les moyens choisis sont proportionnels à cet obje[ctif] » (Carter c. Canada [Procureur général], 2015 CSC 5, [2015] 1 R.C.S. 331, par. 94). Une règle de droit est proportionnée à son objectif lorsque (1) le moyen retenu est rationnellement lié à cet objectif, (2) qu’elle est minimalement attentatoire en ce qu’il n’existe aucun autre moyen d’atteindre le même objectif en restreignant moins le droit en cause et (3) qu’il y a proportionnalité entre ses effets préjudiciables et ses effets bénéfiques (R. c. Oakes, 1986 CanLII 46 [CSC], [1986] 1 R.C.S. 103; Carter, par. 94). L’examen de la proportionnalité se veut à la fois normatif et contextuel et exige du tribunal qu’il considère le tableau tout entier en « soupes[ant] les intérêts de la société et ceux de particuliers et de groupes » (Oakes, p. 139)[16].
La décision de la CSC a évalué si la loi avait un « lien rationnel » avec son objectif, si elle causait une atteinte minimale aux droits des inculpés en vertu de l’article 2, et si les effets sur les inculpés étaient proportionnels aux objectifs de la loi.
L’approche de la CSC tient compte de facteurs pertinents en vertu des trois niveaux de contrôle qu’on trouve dans la jurisprudence américaine. L’analyse par la CSC du « lien rationnel » semble se servir du cadre de l’examen rationnel applicable en vertu du contrôle le moins rigoureux aux États-Unis en ce qui a trait aux intérêts gouvernementaux légitimes. Les discussions de « l’atteinte minimale » ressemblent, quant à elles, au contrôle rigoureux américain.
Le Canada se sert aussi de formules distinctes quant aux considérations applicables. Nous parlons de « proportionnalité » et la CSC a uniformément conclu qu’une entrave à la liberté d’expression peut être justifiée si elle s’inscrit dans un objectif suffisamment important qui est en harmonie avec les valeurs d’une société libre et démocratique.
L’approche canadienne semble moins rigide que l’approche utilisée par nos voisins du sud. Si la nécessité est la caractéristique principale de l’examen rigoureux aux États-Unis, la Cour suprême du Canada a évité toute formulation unique des critères que doit respecter le gouvernement, et n’a parlé d’aucun principe clair pour définir quels objectifs gouvernementaux seraient en harmonie avec les valeurs d’une société libre et démocratique. Elle s’est servie d’une analyse vaste et ouverte, ce qui semble courant dans la jurisprudence canadienne, au contraire des règles d’application stricte qu’interprète souvent la jurisprudence américaine.
La CSC a explicitement fait des efforts pour éviter un « processus décisionnel mécanique » et, ce faisant, pourrait être perçue comme sans principe par les juristes américains. De la même façon, la décision américaine pourrait sembler formaliste selon les normes canadiennes.
Si le contexte des décisions diffère, il me semble qu’elles illustrent le fait que les cultures canadienne et américaine relatives à la liberté d’expression sont également différentes.
À propos de l’auteure
Après avoir complété son stage chez Rudner MacDonald LLP, Richa Sandill est devenue avocate adjointe pour cette firme qui se spécialise en droit du travail. Elle est devenue membre du Barreau en 2016.
Elle est éditrice du bulletin de la Section Droit constitutionnel, libertés civiles et droits de la personne de l’ABO et membre de l’exécutif du Forum des avocates.
Richa animera une table ronde lors du programme « Lawyers as Agents for Change » le 8 septembre 2017, dans laquelle les conférenciers parleront d’enjeux comme la façon dont les avocats peuvent repérer les crimes haineux, les stratégies pour gérer les incidents haineux qui n’ont pas l’ampleur requise pour constituer juridiquement des crimes haineux, et l’offre d’aide juridique critique aux personnes et groupes qui sont la cible de tels incidents.
[1] 2016 CSC 31, [2016] 1 RCS 906 (« K.R.J. »)
[2] 582 U. S. ____ (2017), disponible à : https://www.supremecourt.gov/opinions/16pdf/15-1194_08l1.pdf (consulté le 3 août 2017) (« Packingham »).
[3] Notamment, la CSC a conclu que l’application rétroactive d’une disposition qui permettait d’interdire les contacts de l’inculpé avec quiconque ayant moins de 16 ans ne pouvait être justifiée, mais que l’application rétroactive de la disposition touchant l’interdiction relative à Internet pouvait l’être.
[4] À la lecture de la décision Packingham, il n’est pas possible de déterminer si tous les délinquants sexuels inscrits en Caroline du Nord ont commis des crimes contre des mineurs.
[5] Packingham, à la p. 8.
[9] Rédigée par Samuel Alito, auquel se sont ralliés le juge en chef Roberts et le juge Thomas, qui ont tous été nommés par le parti Républicain. Le juge Gorsuch, nouvellement nommé, n’a pris aucune part à l’examen de la cause ni à sa décision.
[10] Packingham, opinion concordante, à la p. 1.
[11] Packingham, à la p. 4.
[12] Packingham, à la p. 7.
[14] La CSC n’était pas persuadée que le gouvernement avait un intérêt convaincant dans la prévention des interactions entre les délinquants sexuels et toutes les personnes de moins de 16 ans, ce qui était un pouvoir octroyé aux juges qui prononcent les peines par une autre sous-disposition de la loi contestée.
[15] Le test le moins rigoureux est celui qu’on appelle l’examen du « fondement rationnel ». En vertu de ce test, le gouvernement n’a qu’à démontrer qu’une loi est rationnellement reliée à un intérêt gouvernemental légitime. Voir généralement : Challenging Laws: 3 Levels of Scrutiny Explained, par Brett Snider le 27 janvier 2014, accessible à http:blogs.findlaw.com/law_and_life/2014/01/challenging-laws-3-levels-of-scrutiny-explained.html.