Hourglass on its side

En attendant que justice soit faite : réflexions sur R. c. Jordan

  • 06 octobre 2016
  • Jody Berkes et Brock B. Jones

En attendant que justice soit faite : réflexions sur <em>R. c. Jordan</em>

Dans R. c. Jordan, 2016 CSC 27, la Cour suprême du Canada a changé le cadre d’analyse pour l’application du droit d’être jugé dans un délai raisonnable, droit qui est consacré à l’al. 11b) de la Charte. Consécutivement à deux décennies de litiges fondés sur cette disposition, la majorité énonce un nouveau cadre d’analyse, puisque le cadre existant est devenu « […] trop imprévisible, trop difficile à saisir et trop complexe. Il [le cadre d’analyse] est devenu lui-même un fardeau pour des tribunaux de première instance déjà surchargés[1] ».

Comme le mentionne un récent rapport du McDonald-Laurier Institute [en anglais seulement], notre système de justice est maintenant extrêmement complexe; c’est quasiment impossible de s’y retrouver sans un avocat. Même si les taux de criminalité continuent de baisser, les procès criminels sont actuellement plus longs et plus coûteux. Les obligations plus rigoureuses qui incombent aux procureurs du ministère public et la jurisprudence qui abonde dans divers domaines ont donné lieu à un grand nombre de requêtes préliminaires dans presque tous les grands procès criminels.

Nombreux sont ceux qui considèrent que le système est inefficace et qu’il a vraiment besoin d’être réformé. Les délais chroniques engendrent non seulement des coûts économiques, mais également des coûts sociaux. Les inculpés languissent en détention provisoire ou ils sont soumis à des conditions strictes de libération conditionnelle dans l’attente de leur procès, pendant que les victimes ne peuvent pas tourner la page puisque les procès ne se terminent pas à l’intérieur d’un délai raisonnable. Le plus préoccupant dans tout cela, selon les termes de la Cour suprême, c’est que tous les participants travaillaient dans une culture de complaisance. De longs délais étaient tout simplement acceptés comme faisant partie intégrante du système.

Dans Jordan, la Cour suprême du Canada a incité tous les participants au système de justice criminelle à rejeter cette culture de complaisance et à collaborer en vue de rendre justice en temps utile.

Fondamentalement, la Cour suprême a franchi une étape extraordinaire en établissant un plafond présumé au-delà duquel le délai ne saurait être toléré. Ce plafond présumé est fixé à 18 mois pour les affaires instruites devant la Cour de justice de l’Ontario et à 30 mois pour celles instruites devant la Cour supérieure de justice.

Et, ce faisant, la Cour a déclaré que les avocats du ministère public, les avocats de la défense et les juges doivent commencer à changer leurs façons de faire afin de ne plus tolérer les délais excessifs.

Jordan contient une critique minutieuse des problèmes, tant sur le plan théorique que sur d’autres plans, que pose l’analyse traditionnelle applicable aux demandes fondées sur l’al. 11b) qui a été prescrite par les arrêts R. c. Askov, 1990 CanLII 45 (CSC) et R. c. Morin, 1992 CanLII 89 (CSC). Le cœur de la critique repose sur le fait que l’analyse relative à l’al. 11b) élaborée par les arrêts Askov et Morin était extrêmement imprévisible et qu’elle était, en fin de compte, inefficace. Des décennies de jurisprudence ont quand même laissé des Canadiens aux prises avec un système de justice criminelle paralysé par des délais graves.

Essentiellement, toutefois, la décision de la Cour a démontré qu’un changement s’imposait dans notre système de justice criminelle. Et, ce faisant, la Cour a déclaré que les avocats du ministère public, les avocats de la défense et les juges doivent commencer à changer leurs façons de faire afin de ne plus tolérer les délais excessifs.

Reste à savoir s’il y a de quoi être optimiste ou s’il faut être naïf pour le croire. Avec son accent mis sur la simplification, le cadre de l’arrêt Jordan risque de ne pas être aussi simple comme l’ont prédit les juges majoritaires de la Cour. L’application du cadre d’analyse dans Jordan commence par le calcul du délai total entre le dépôt des accusations et la conclusion réelle ou anticipée du procès, moins le [TRADUCTION] « délai imputable à la défense » lequel peut comprendre les périodes que la défense renonce à invoquer ou [TRADUCTION] « les périodes où les actes de la défense révèlent le recours délibéré à des tactiques qui visent à retarder le procès ».

Dans les cas où le délai total est inférieur au plafond, la défense peut toujours présenter une demande d’arrêt des procédures. Pour que sa demande soit accueillie, la défense doit démontrer qu’elle a pris « [...] des mesures utiles et soutenues pour que l’accusé soit jugé rapidement[2] » et que le procès a été « nettement plus long » qu’il aurait dû l’être. La Cour fait remarquer que dans les cas où le délai est inférieur au plafond, l’arrêt des procédures ne sera prononcé que dans les cas manifestes.

Dans le même ordre d’idées, dans les cas où le délai total est supérieur aux nouveaux plafonds, le procureur du ministère public aura peut-être à justifier le temps nécessaire pour plaider l’existence de [TRADUCTION] « circonstances exceptionnelles ». En pareil cas, il y a deux types de circonstances qui entraînent des délais : les événements distincts et la complexité du dossier. La Cour exige que le ministère public fasse des efforts de bonne foi au cours du processus en vue de réduire les délais.

Donc, beaucoup repose encore sur la manière dont chacun définit ce qui s’est passé dans le dossier, et sur la question de savoir si la partie a fait ce qu’elle pouvait en vue de réduire les délais. Par conséquent, le nouveau cadre élaboré dans Jordan requerra probablement beaucoup de plaidoiries sur diverses actions et sur des périodes, comme c’était le cas selon l’ancien cadre d’analyse.

Le ministère public était-il raisonnable? Les demandes de la défense étaient-elles frivoles?

Autrement dit, les avocats savent débattre et il y a encore beaucoup de matière à débattre à propos de ce qui se passera après le prononcé de l’arrêt Jordan. Certains diront, [TRADUCTION] « respecter le nouveau cadre d’analyse, le même que l’ancien ».

Malgré tout, il se peut qu’il y ait encore de l’espoir pour un avenir meilleur. Si on a vraiment un souci de respecter l’esprit de l’arrêt Jordan, il faudra être prêt réexaminer toute la composition du système de justice criminelle. Dans son allocution à l’occasion de l’ouverture des tribunaux en septembre, le juge en chef George Strathy s’est exprimé en ces termes :

Ces dernières années, j’ai parlé du besoin d’améliorer l’efficacité du système de justice. Cet été, la Cour suprême du Canada nous a secoués avec la même urgence dans ses motifs de l’arrêt The Queen c. Jordan. La Cour suprême nous a implorés de travailler collectivement pour éliminer ce qu’elle a appelé la « culture des délais » et a énoncé de nouvelles directives pour déterminer quand des délais ne sont pas raisonnables dans des instances criminelles.

La Cour suprême a affirmé, je cite : « Un changement réel nécessitera que tous les participants au système de justice criminelle fassent des efforts et se coordonnent. » […] Elle vise les législateurs, les fonctionnaires et les avocats, mais également la magistrature.

[…]

Cependant, je suis sûr qu’en unissant nos forces, nous parviendrons à apporter des réformes concrètes qui répondront à ces besoins au cours des prochaines années.

La clef sera de travailler réellement ensemble pour le bien de toutes les personnes qui interagissent avec le système de justice criminelle. Comme l’a souligné la Cour dans Jordan, les efforts déployés pour instruire les procès en temps utile bénéficieront à tous les participants au système, que ce soit la défense ou les plaignants, et amélioreront la perception de la société du système dans son ensemble.

Les premières décisions rendues après le prononcé de l’arrêt Jordan montrent qu’à la fois les tribunaux de première instance et les tribunaux d’appel prennent le message de l’arrêt Jordan très au sérieux. En effet, comme l’a souligné la Cour d’appel de l’Ontario dans une décision très récente où elle a accueilli une demande d’arrêt des procédures dans un cas d’homicide, il est clair qu’elle ne tolèrera plus la « culture de complaisance » qui a été fermement condamnée dans Jordan.[3]

La réalisation du changement souhaité par la Cour suprême ne sera pas possible sans notre bonne volonté et notre engagement d’adhérer aux principes évoqués dans Jordan.

A propos de l'autor

Jody Berkes est président du comité exécutif de la section de justice pénale de l’ABO et avocat de la défense.

Brock Jones est vice-président du comité exécutif de la section de justice pénale de l’ABO et avocat de la Couronne au Ministère du Procureur général.

 

Les points de vue exprimés dans cet article sont ceux des auteurs et ils ne reflètent pas ceux de l’ABO ou d’un autre organisme.

 

[1] Jordan, au par. 38.

[2] Jordan, au par. 85.

[3] Voir R. c. Manasseri, 2016 ONCA 703.

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