Les sections nationale et provinciales de la SOGIC ne sont pas issues de la génération spontanée. Leur création a exigé des années d’organisation, de lobbying, de relations tissées grâce au hasard et de réunions secrètes. J’ai récemment eu la chance de discuter avec Douglas Elliott, associé chez Cambridge LLP et l’un des premiers coprésidents de la SOGIC nationale. Nous avons parlé au téléphone, de nos logements respectifs au nord de Toronto. Il m’a raconté toute l’histoire, du temps qu’il a passé sur le rapport de l’ABO sur le sida jusqu’au vote décisif qui, à Mont-Tremblant, a créé la section nationale de la SOGIC.
Activisme et engagement dans les années 1980 et 1990
L’histoire de la SOGIC remonte à 1985, peu après que Douglas Elliott soit devenu membre du Barreau. L’Association du Barreau canadien formait un comité pour étudier les répercussions juridiques de l’épidémie de VIH/sida. Pourtant, le comité n’incluait personne de la communauté gaie ni du mouvement relatif au VIH. « À l’époque, c’était pratiquement des synonymes, explique-t-il. En 1985, il n’y avait pas encore EGALE, pas d’autre organisation. Le panorama des mouvements LGBT en Ontario était bien différent. »
Me Elliott siégeait à ce moment à l’AIDS Committee of Toronto, et le comité a écrit pour demander l’inclusion d’un de ses membres. Tracy Tremayne-Lloyd, qui dirigeait le rapport, a accepté. Grâce à leurs efforts, l’ABO a été la première association de juristes au monde à produire un rapport de ce type.
Dans les années 1980 et 1990, la majeure partie du travail juridique impliquant des hommes gais était focalisée sur les questions relatives au sida. « Pour être honnête, je commençais à en être un peu fatigué, dit Me Elliott. Je voulais faire quelque chose pour la communauté LGBT qui ne portait pas seulement sur le sida. » À l’époque, aux États-Unis, il y avait la Gay Bar Association et une section de l’American Bar Association. Avec d’autres activistes comme barbara findlay en Colombie-Britannique, Me Elliott s’est mis à formuler un plan pour créer quelque chose de similaire au Canada.
Les débuts de la SOGIC en Ontario et en Colombie-Britannique
Me findlay avait déjà créé un groupe pour les juristes gais et lesbiennes en Colombie-Britannique lorsqu’une avocate lesbienne de Toronto nommée Terry Hancock a contacté Me Elliott pour créer un chapitre en Ontario. « À ce moment, j’avais paru dans les médias plusieurs fois. J’étais ouvertement gai et je n’avais pas peur de la controverse, se souvient Me Elliott. On m’a demandé d’être le premier coprésident de l’organisation ontarienne. » On croyait qu’il valait mieux travailler au sein de l’association du Barreau que de créer une organisation distincte comme cela se faisait aux États-Unis. On prévoyait une certaine résistance, mais le combat finirait, croyait-on, par en valoir la peine.
La première décision a été d’appeler l’organisation le comité des droits des gais et lesbiennes. « Il y a eu un certain débat : est-ce que cela allait être uniquement pour les avocats gais et les avocates lesbiennes [les personnes trans et intersexuelle, de l’aveu de Me Elliott, n’apparaissaient pas vraiment sur le radar à l’époque] ou est-ce que la section allait parler des droits des gais et lesbiennes et inclure nos alliés ? » La décision a été prise que les alliés seraient les bienvenus et la section s’est fondée davantage sur les droits que sur l’identité.
La section de l’ABO a été approuvée à l’occasion de la Journée mondiale du sida en 1994. Prochain défi ? Rendre le mouvement national, et commencer à essaimer des organisations similaires dans d’autres provinces sous le chapeau de l’Association du Barreau canadien.
Renforcer le mouvement : des Prairies à Mont-Tremblant
L’Alberta et le Manitoba ont suivi l’Ontario en fondant leurs chapitres locaux de la SOGIC. Sheila Mann a joué un rôle clé en Alberta, tout comme Greg Harding, président de la division albertaine de l’ABC à l’époque. Feu Mike Law a mené l’effort manitobain, devenant le premier président de cette section peu avant la fondation de la SOGIC nationale. Il a plus tard été président de l’Association du Barreau du Manitoba en 2007.
« L’argument principal que nous avancions était qu’en plus d’être la chose à faire, faire de l’ABC un endroit accueillant pour les juristes LGBT était très sensé sur le plan commercial, dit Me Elliott. Beaucoup de jeunes avocats avaient plus de chance de s’afficher ouvertement, et nous ne voulions pas qu’ils quittent notre organisation pour en fonder une autre. L’ABC ne voulait pas perdre ce segment de marché. »
La réunion estivale annuelle de l’ABC a eu lieu à Winnipeg en 1995, et Allan Rock, procureur général à ce moment, était présent. M. Rock avait promis, en 1994, quand il est devenu procureur général, qu’il ajouterait l’orientation sexuelle à la Loi canadienne sur les droits de la personne avant Noël. À l’été 1995, rien n’avait changé. George Thomson, sous-procureur général d’Alan Rock, a contacté Me Elliott et les autres pour organiser une réunion avec des juristes gais et lesbiennes et discuter de la Loi sur les droits de la personne.
« J’ai accepté d’y aller en personne. Nous nous sommes réunis en privé, sans médias, pour recevoir des excuses, se rappelle Me Elliott. Allan a insisté pour ne pas discuter de ce qui s’est passé avec quiconque n’était pas présent. Je le fais maintenant, parce que cela fait longtemps, et que cela a une importance historique. »
« Le caucus d’Allan comprenait une conservatrice sociale notoire, Roseanne Skoke, et Allan avait beaucoup de difficulté avec elle, poursuit-il. Quand nous avons rencontré Allan à Winnipeg, il s’est excusé de ne pas avoir réalisé sa promesse et nous a dit qu’il se sentait mal. Je me souviens que Mike [Law] était présent. Il a dit “Allan, est-ce que ça veut dire que je dois continuer à te poursuivre ?” et Allan a répondu “Oui, je t’en prie, et j’espère que tu vas gagner !” » Elliott explique : « Au bout du compte, ce serait plus facile de défaire la résistance au sein de son caucus si les tribunaux forçaient le Parlement à adopter l’amendement. »
La naissance de la SOGIC nationale
Tout cela a mené au moment crucial, à Mont-Tremblant, lorsque la résolution pour la création de la section nationale SOGIC de l’ABC a été approuvée. « Je dois dire que le personnel national de l’ABC a été d’une grande aide, dit Me Elliott. Les employés ne pouvaient pas nous aider directement à faire du lobbyisme pour influencer le vote ni prendre position, mais ils nous ont beaucoup aidés en s’assurant que nous ne serions pas coincés par des questions de procédure. »
Une décision tactique cruciale a été prise : tenir le vote sur la résolution lors de la rencontre plus intime de l’hiver, en février 1996. L’événement réunirait un groupe restreint d’avocats plus attentifs. Tout le monde serait au même hôtel, ce qui facilite le réseautage en personne. « C’est facile de détester quelqu’un qu’on n’a jamais rencontré, fait remarquer Me Elliott, mais c’est beaucoup plus difficile quand vous prenez un verre au bar de l’hôtel avec cette personne. »
Les organisateurs ont choisi le nom SOGIC : le Colloque sur l’orientation et l’identité sexuelles. Le nom sonnait bien et incluait clairement dans sa mission les personnes trans et bispirituelles, qui s’étaient jointes à la conversation depuis le début des années 1990. L’étiquette « queer » n’était pas aussi utilisée que maintenant.
Me Elliott s’est remémoré quelques histoires du voyage à Tremblant. « Même dans la navette de l’aéroport, un homme déclarait haut et fort qu’il était dégoûté que la résolution pour la SOGIC soit avancée. Il a dit qu’il ferait tout en son pouvoir pour la combattre, comparant les avocats gais à des voleurs de banque, à des pédophiles, etc. C’était odieux et très insultant. » Aucun passager de l’autobus ne semblait vouloir relever ses remarques ; personne ne l’a dénoncé. Tous sont restés tranquillement assis. « Je savais par là qu’il existait une opposition assez importante. »
Un autre défi consistait en ce que les avocats dans l’auditoire en viennent à montrer leur appui envers la résolution. Me Elliott et Me findlay avaient apporté des épinglettes en arc-en-ciel à distribuer à l’auditoire, mais même les juristes qui appuyaient la résolution hésitaient à les porter, ne voulant pas envoyer le mauvais signal (le drapeau arc-en-ciel n’était pas à ce moment-là le symbole courant des alliés qu’il est maintenant devenu).
Puis Me Elliott a vu une occasion à saisir : « Allan Rock allait livrer un discours important. Je savais qu’il était l’ami des personnes gaies et je lui ai demandé son aide. Je lui ai demandé de porter l’épinglette sur son veston au moment de faire son discours. »
Il a hésité, mais finalement a décidé que c’était une manière subtile de montrer son appui sans directement s’impliquer. Comme procureur général, il ne voulait pas prendre parti, mais il voulait faire quelque chose.
Durant son discours, les projecteurs illuminaient la scène de telle manière qu’elle se réfléchissait sur l’épinglette, qui envoyait des flashs arc-en-ciel comme des lasers colorés dans la pièce. Selon Me Elliott, c’était loin d’être subtil. « Je me suis tourné vers barb et j’ai dit : “C’est super : personne ne peut manquer ça !” Après le discours d’Allan, les gens se sont pratiquement rués vers nous pour avoir une épinglette. »
La résolution a été adoptée avec une écrasante majorité. « Je crois qu’elle aurait peut-être été adoptée même sans le geste d’Allan, mais ce qui a fait que nous avons eu un appui aussi fort et que les bruyants opposants ont été défaits, c’est son courage ce jour-là », affirme Me Elliot. Elliott et findlay sont devenus les premiers à coprésider la SOGIC nationale à la suite d’une décision d’assurer l’égalité entre les sexes au sein de l’exécutif.
Commémorer Mike Law
Avant de raccrocher, Me Elliott a tenu à honorer la mémoire de Mike Law pour son rôle dans cette histoire. Mike est mort d’une crise cardiaque le 3 mai 2020, seulement 6 jours avant notre conversation, après avoir lutté contre la toxicomanie. Il a connu une carrière réussie et célébrée, faisant entre autres partie de l’équipe juridique nationale de Canada c. Hislop, une cause importante pour les prestations au survivant dans les relations entre gens de même sexe.
Malheureusement, sa carrière est aussi entachée par une suspension d’un an du Barreau du Manitoba lorsqu’on a découvert qu’il dérobait des clients. « Mike a été suspendu pour un an, et non radié ; cela en dit long sur lui et sur le respect que la profession avait pour lui. »
Me Elliott veut s’assurer qu’on se souvienne de Mike Law pour son rôle dans la création de la SOGIC et ses contributions au mouvement pour les droits des personnes LGBTQ+ au Canada. « C’est une perte tragique, d’une personne charmante, intelligente, magnifique. C’était un vrai meneur. La drogue lui a tout pris. »
« Les drogues sont un grand fléau pour les avocats et pour les personnes gaies, ajoute Me Elliott. Pour les avocats gais, il s’agit d’un problème énorme, que l’on ne peut ignorer. Je veux que cela serve d’avertissement, surtout pour les plus jeunes, de ne pas faire fi des défis additionnels auxquels font face les avocats LGBT aujourd’hui. »