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Neha Chugh: lutter contre les préjugés à l’encontre des collectivités transgenres, un juré à la fois !

  • 30 août 2023
  • Tamara J. Sylvester (iel/one/they/them)

Le droit à un procès équitable devant un jury composé de pairs est un élément fondamental du système de justice pénale[1] qui, en droit, est présumé impartial. On peut soutenir qu’il existe une présomption dominante selon laquelle des instructions judiciaires appropriées et d’autres garanties procédurales permettront de remédier à la plupart des cas de partialité chez un juré potentiel.

Il n’est donc pas surprenant que les juristes et les critiques juridiques continuent à débattre de la question de savoir si ces présomptions peuvent être erronées, en particulier en ce qui concerne la partialité qui est enracinée dans un préjugé complexe, inconscient et insidieux. Cette partialité est liée à des caractéristiques humaines immuables comme la race, l’orientation sexuelle et l’identité de genre. D’où la nécessité de mettre en place des mécanismes solides capables de neutraliser ces préjugés. Les dispositions modifiées relatives à la récusation motivée[2] dans le Code criminel canadien ont été récemment appuyées par la Cour suprême du Canada dans l’affaire R. c. Chouhan[3] comme l’un de ces mécanismes vigoureux capables de contrecarrer même les préjugés les plus systémiques et les plus inconscients.

Pour ceux qui connaissent moins le droit pénal canadien, l’alinéa 638(1)(b) du Code criminel autorise un poursuivant ou un accusé à contester la sélection d’un juré au motif qu’il n’est pas impartial. Une demande de récusation motivée qui aboutit permet à la partie qui obtient gain de cause de poser des questions destinées à éliminer les préjugés inconscients des jurés potentiels « susceptibles d’influer injustement sur l’issue de l’affaire[4] ».

Dans l’affaire Chouhan, la Cour suprême a noté « l’évolution de la connaissance et de la compréhension collectives de la manière dont les préjugés inconscients peuvent influer sur la partialité des jurés[5] ». De manière importante, la Cour suprême a reconnu qu’« un large éventail de caractéristiques [humaines] peuvent engendrer un risque de préjugé et de discrimination, et qu’elles constituent à juste titre l’objet du questionnement lors d’une récusation motivée[6] ». Parmi les principales caractéristiques citées figurent l’orientation sexuelle et l’expression du genre. 

Récemment, les commentaires obiter dictum de la Cour suprême dans l’affaire Chouhan ont été mis à l’épreuve. Dans l’affaire R c. K. P.[7], la Cour supérieure de l’Ontario a fait droit à une demande de récusation motivée de jurés potentiels au motif qu’ils pourraient avoir des préjugés à l’encontre des personnes transgenres de la collectivité de Cornwall.

à la défense DE LA COLLECTIVITÉ TRANSGENRE, une ALLIÉe PAR EXCELLENCE

L’avocate à l’origine de cette demande convaincante est l’Ontarienne Neha Chugh. Me Chugh, qui pratique le droit pénal, le droit de la famille et le droit de la protection de l’enfance dans l’est de l’Ontario, n’est pas étrangère aux feux de la rampe ni aux éloges. En moins de dix ans, Me Chugh a créé et développé le plus grand cabinet d’avocats de Cornwall. Sa bonne maîtrise du droit et son engagement en faveur de l’aide juridique et de la défense des personnes en marge de la société lui ont valu la réputation d’une avocate tenace, mais compatissante, avec laquelle il faut compter. Imaginez, immédiatement après le coup de marteau approuvant la demande de K.P., Chugh, qui est passionnée par le mentorat et la fraternité, a fait campagne et a gagné un siège de membre du Conseil du Barreau de l’Ontario : « Je suis fière de servir une collectivité essentiellement rurale. En tant que membre sud-asiatique d’un barreau relativement petit et homogène, j’ai toujours ressenti une grande affinité pour mes clients issus de collectivités marginalisées et en quête d’équité. Parfois, il semble que nous gravitons les uns autour des autres ».

R c. K.P. : LES FAITS ET LE DROIT INCONTESTÉS, EN BREF

L’accusée (la cliente de Me Chugh) s’identifie comme une femme transgenre. Elle est accusée d’agression sexuelle. Son accusatrice est une femme cisgenre. L’agression aurait consisté en une activité sexuelle de groupe entre des personnes cisgenres[8] et des personnes transgenres[9].

Pour obtenir gain de cause, Me Chugh, au nom de l’accusée, a dû établir qu’il existait un préjugé généralisé dans la collectivité de Cornwall à l’encontre des personnes transgenres et que certains jurés pourraient être incapables de mettre ce préjugé de côté pour rendre une décision impartiale, malgré les garanties du procès. Par conséquent, Me Chugh a dû établir que la transphobie était « suffisamment répandue » à Cornwall pour soulever la possibilité qu’un ou plusieurs jurés puissent être transphobes.

la Preuve

On pourrait soutenir que l’accusée, en l’occurrence, n’a qu’à s’en remettre à la doctrine de la connaissance d’office, étant donné le climat tempétueux qui règne actuellement au sein de la collectivité transgenre, tant au niveau local qu’au niveau mondial. Notre voisin du sud est confronté à une nouvelle vague de lois anti-trans dans les États républicains. Pendant la pandémie, le mouvement chrétien fondamentaliste au Canada s’est rassemblé pour s’opposer aux droits des personnes LGBTQ2S[10]. En 2022, HALCO[11], en collaboration avec l’Association du Barreau canadien et l’équipe de recherche TRANSformer la JUSTICE Évaluation des besoins juridiques trans en Ontario, a publié un rapport indiquant que les personnes trans continuent de subir des discriminations, des harcèlements et des violences dans de nombreux aspects de leur vie et que ces problèmes sont encore plus aigus pour les personnes trans vivant en milieu rural. Bien que Cornwall se targue d’être l’une des plus grandes villes de l’est de l’Ontario, il serait plus approprié de la considérer comme rurale, étant donné que sa population avoisine à peine les 50 000 habitants.

En outre, la juge de la Cour supérieure, dans une décision concise, a noté que « le fardeau de la partie qui cherche à contester pour un motif valable n’est pas onéreux et, dans la plupart des cas, une preuve d’expert ne sera pas nécessaire ». Cependant, après avoir examiné la décision de la Cour dans l’affaire R c. Lopez[12], Me Chugh n’a pas pris de risque et a présenté le témoignage d’Elizabeth Quenville, présidente de Diversity Cornwall, une organisation à but non lucratif de Cornwall fondée en 2016. Le témoignage sincère de Mme Quenville s’est concentré sur son implication directe avec les membres de la collectivité de Cornwall, les événements communautaires, son histoirique avec Diversity Cornwall et différents exemples de la discrimination quotidienne à laquelle sont confrontés les membres de la collectivité transgenre. Me Chugh a indiqué que Mme Quenville avait parlé de son expérience personnelle, en tant que lesbienne ayant grandi à Cornwall et en tant que parent d’un enfant transgenre à Cornwall.

Dans l’affaire Lopez, la Couronne de l’Alberta a introduit une demande de récusation parce que son témoin était une personne transgenre. La Cour a rejeté la demande principalement en raison de l’absence de preuves locales de transphobie. Selon Me Chugh, « la Couronne s’est appuyée sur l’avis judiciaire et sur des articles de journaux datés qui citaient des données de l’Ontario. Mon objectif était de m’écarter de cette approche et de fournir des exemples locaux de préjugés à l’égard des personnes transgenres ». Me Chugh a immédiatement téléphoné à Mme Quenville, son amie et collègue : « Les rencontres avec elle m’ont ouvert les yeux. Elle m’a fourni de nombreux exemples marquants de préjugés à l’égard des personnes transgenres à Cornwall et dans les juridictions environnantes. »

Me Chugh a craint que la Couronne ne soutienne que le témoignage de Mme Quenville était du ouï-dire. Cependant, compte tenu de l’étendue de l’expérience, des connaissances et des contributions de Mme Quenville, les éléments de preuve ont tous été présentés dans le cadre de sa déclaration sous serment. Dans son contre-interrogatoire, la Couronne s’est plutôt attachée à minimiser les expériences de la collectivité transgenre en tentant de les présenter comme de nouveaux problèmes que la collectivité de Cornwall faisait de son mieux pour palier.

les arguments

Affirmant que Chouhan parle d’un rôle élargi pour les récusations motivées[13] dans le sillage de l’abolition des récusations péremptoires, Me Chugh a soutenu que la preuve de Mme Quenville établissait une transphobie généralisée à Cornwall. Elle a également affirmé que dans les affaires d’agression sexuelle, « les preuves comporteront nécessairement des références aux organes génitaux de l’accusée », qui est en phase préopératoire, et que l’orientation sexuelle et l’identité de genre de l’accusée « seront au premier plan », de même que les « détails graphiques » de l’activité sexuelle entre les personnes cisgenres et les personnes transgenres. À la lumière de ces éléments, Me Chugh a fait valoir que les jurés transphobes seraient plus enclins à conclure que « la requérante est plus susceptible d’avoir commis l’infraction sexuelle alléguée » parce qu’elle est transgenre.

La Couronne a fait valoir que les preuves de la transphobie à Cornwall étaient anecdotiques et qu’elles n’étaient donc pas suffisamment répandues. Il est intéressant de noter que la demande a été instruite en 2022, quelques jours après la Journée du souvenir trans, une journée qui honore les vies perdues à cause de la transphobie. « Il est difficile d’accepter que les expériences de la collectivité 2SLGBTQ+ soient simplement “anecdotiques”. Comment quelque chose peut-il être anecdotique s’il est reproduit non seulement au sein de la collectivité, mais aussi en ligne, à l’échelle provinciale, nationale et mondiale ? Comment peut-on instituer une journée internationale de commémoration des transgenres pour les vies perdues à cause de la transphobie… si les expériences sont anecdotiques ? », demande Me Chugh.

Conclusion

En accueillant la demande, la Cour a estimé que la transphobie était aussi complexe et insidieuse que les préjugés raciaux[14] et qu’elle était donc « moins susceptible d’être effacée par des instructions judiciaires et d’autres garanties de procès[15] ». L’un des principaux problèmes d’accès à la justice[16] auxquels sont confrontées les personnes transgenres est leur perception que le système judiciaire est partial à leur égard. Cette décision pourrait contribuer à restaurer leur foi et leur confiance dans l’administration de la justice. Comme l’a noté à juste titre Me Chugh, citant la Cour suprême dans l’affaire R c. Find[17], « ce qui constitue un procès équitable tient compte non seulement du point de vue de l’accusé, mais également des limites pratiques du système de justice et des intérêts légitimes des autres personnes concernées… Ce que la loi exige, ce n’est pas une justice parfaite, mais une justice fondamentalement équitable ».

____________________

[1]« Le droit d’être jugé par un jury de ses pairs est l’une des pierres angulaires de notre système de justice pénale et est consacré par les art. 11(d) et 11(f) de la Charte. » R. c. Chouhan, par la juge Abella (dissidente en partie).

[2] Voir le paragraphe 638(1). En 2019, le Parlement, par l’entremise du projet de loi C-75, Loi modifiant le Code criminel, la Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents et d’autres lois et apportant des modifications corrélatives à certaines lois, a aboli les récusations péremptoires et modifié les récusations motivées, et a investi les juges de première instance du pouvoir d’écarter les jurés potentiels afin de maintenir la confiance du public dans l’administration de la justice. Dans l’affaire Chouhan (supra), la Cour suprême a examiné la constitutionnalité de l’abolition des récusations péremptoires au motif qu’elle portait atteinte au droit de l’accusé à un procès équitable et public devant un jury indépendant et impartial en vertu du paragraphe 11(d) de la Charte et à son droit au bénéfice d’un procès par jury garanti par le paragraphe 11(f) de la Charte. Cette discussion a obligé la Cour à examiner l’efficacité des dispositions relatives à la contestation motivée.

[3] 2021 CSC 26 (« Chouhan »).

[4]  R c. K. P., 2023 CSON 57 (3) (« K. P. ») au paragraphe 30.

[5] Chouhan au paragraphe 61.

[6] Chouhan au paragraphe 61.

[7] 2023 CSON 57 (3) (« K. P. »).

[8] Une personne dont l’identité de genre correspond à ce qui est socialement attendu en fonction du sexe assigné à la naissance (par exemple, une personne à qui on a assigné un sexe masculin à la naissance et qui s’identifie comme un homme).

[9] Une personne dont l’identité de genre ne correspond pas à ce qui est socialement attendu en fonction du sexe qui lui a été assigné à la naissance. Ce terme peut être utilisé comme un terme générique pour désigner toute une série d’identités et d’expériences de genre.

[10] https://www.cbc.ca/amp/1.6865347.

[11] Clinique juridique du VIH et du sida de l’Ontario.

[12] 2021 ABQB 247.

[13] K. P.  au paragraphe 6.

[14] K. P. au paragraphe 55.

[15] K. P. au paragraphe 55.

[16] L’accès des personnes trans à la justice : https://www.halco.org/wp-content/uploads/2023/02/HALCO-TFJ-CBA_AccesstoJusticeforTransPeople_FR.pdf.

[17] R c. Find au paragraphe 28.

Cet article a d’abord été publié sur la page des articles de la SOGIC de l’ABO.