La salle de bal bourdonnait de conversations et d’énergie alors que des centaines d’avocats se réunissaient en personne pour la première fois depuis le début de la pandémie pour célébrer le gala des prix de l’ABO. J’ai eu l’honneur d’y assister en tant que seule lauréate du prix pour service distingué de l’ABO pour 2022. J’étais assise sur la scène, rayonnante et ravie que mon prix soit remis par Ranjan K. Agarwal, un avocat plaideur distingué, qui a depuis été nommé à la Cour supérieure de justice dans ma ville natale de Brampton, et quelqu’un que j’admire profondément. Pendant que Ranjan me présentait, j’ai réfléchi à l’heureuse coïncidence entre le fait que je sois sud-asiatique et que Ranjan devienne bientôt le premier président sud-asiatique de l’ABO. J’étais ravie… jusqu’à ce que le lourd trophée en bronze soit mis dans ma main. J’ai baissé les yeux sur la statuette et j’ai été surprise. Confuse, j’ai fait tourner la récompense en examinant ses détails sculptés et la crainte a commencé à engloutir mon exaltation.
Le prix pour service distingué est un honneur extraordinaire, qui reconnaît les contributions exceptionnelles d’une carrière à la profession juridique et à la jurisprudence au bénéfice des Ontariens. Cependant, je ne voyais rien qui ressemble à cette réalisation spéciale dans le prix que j’avais en main, qui ne pouvait être décrit que comme une « statuette ». La statuette en bronze représentait clairement une femme stéréotypée dans sa toge d’avocat, sa jupe crayon et ses talons compensés. Après un examen plus approfondi de ses cheveux bouclés et des traits de son visage, la femme que je tenais entre mes mains était indéniablement blanche.
Mon instinct a été de me demander si je n’avais pas reçu le mauvais trophée, car le prix pour service distingué n’est pas une catégorie sexuée. J’ai regardé d’un air perplexe les autres lauréats du prix des années ayant précédé la COVID-19, en essayant de voir ce qu’ils tenaient dans leurs mains. J’ai pu constater que les hommes avaient reçu une statue représentant un avocat masculin et que la seule autre femme sur scène, une juge noire très respectée, tenait une statue identique à la mienne. J’étais mortifiée de retourner à ma table de collègues des droits de la personne avec la statuette en main. J’avais l’impression que la figurine sapait mes réalisations professionnelles, qu’elle se moquait presque de moi en m’accolant la mention « bon travail… pour une femme ».
Après la cérémonie, j’ai continué à réfléchir à la manière dont le prix intégrait des présupposés sur le genre, la race et le handicap, reflétant des idées archaïques sur ce à quoi ressemble un avocat. En plus de ne pas me reconnaître dans ce prix, je me suis demandé comment la sexuation inutile du trophée pouvait affecter mes collègues transgenres. Je me suis dit que cela ne faisait pas dix ans que l’Ontario avait reconnu l’identité sexuelle comme un motif de droits de la personne et je me suis demandé si je n’étais pas en train de réagir de façon excessive. J’ai donc appelé mon ami et collègue Emmett Rogers, un avocat transmasculin et non binaire, pour lui demander ce qu’il pensait de l’apparence de mon prix. Voici un extrait de notre conversation.
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Emmett : En entendant votre expérience, ma pensée immédiate en tant que personne non binaire et transgenre est : quelle statue recevrais-je ? Cela me rappelle mes propres insécurités quant à ma place dans la profession juridique. À la faculté de droit, je me suis fièrement identifié comme trans et j’ai été la première personne de ma faculté à utiliser exclusivement le pronom « iel » dans ma vie personnelle et professionnelle. Cependant, en m’identifiant publiquement de cette manière, j’ai constamment eu l’impression d’être placé dans les attentes rigides de la profession juridique en matière de genre. Même si je portais un complet et une cravate, j’étais régulièrement considéré à tort comme une femme et j’avais l’impression que ma transidentité n’était pas visible.
J’avais du mal à me voir dans la profession juridique et je me demandais si j’exercerais un jour en tant qu’avocat. Lorsque j’ai postulé pour des stages, j’ai fait face à un véritable dilemme : devais-je effacer de mon CV toute référence à mon identité transgenre pour éviter toute question gênante sur mon identité ou risquer de subir une discrimination fondée sur mon identité de genre ? Je sentais que mes options étaient limitées. J’ai choisi de ne postuler qu’auprès des entreprises et des organisations qui exprimaient explicitement leur engagement en faveur de l’inclusion des personnes 2SLGBTQ+.
Depuis la faculté de droit, j’ai effectué une transition médicale et j’utilise maintenant les pronoms « il » et « lui » dans mes engagements professionnels, mais je le fais principalement pour faciliter la tâche aux clients et les mettre à l’aise. Je me considère privilégié de pouvoir « passer » de cette façon, car je sais que de nombreux membres de la communauté trans, en particulier les femmes trans de couleur, sont plus sévèrement touchés par la transphobie et la transmisogynie et, par conséquent, ne peuvent pas faire le même choix quant au moment et à la manière de révéler leur transidentité.
Je me demande si vous avez des expériences similaires en tant que femme racialisée en droit que vous seriez prête à partager.
Ena : En tant que femme sud-asiatique immigrante de première génération, j’ai constaté que la plupart des avocats de la partie adverse que j’ai rencontrés étaient des hommes, majoritairement blancs, qui supposaient que je serais docile et tranquille. Or, tous ceux qui me connaissent savent que ces descripteurs ne s’appliquent pas à moi. Je me souviens très bien d’une interaction, à l’extérieur d’une salle d’audience, au cours de laquelle un avocat principal m’a fait un compliment désobligeant, en me disant que je ne serais pas en mesure de mener un contre-interrogatoire efficace d’un témoin, faisant allusion à mon comportement féminin et amical. Je reconnais le mérite de cet avocat principal, car le lendemain, lors de l’audience, il est revenu vers moi, mais cette fois pour me féliciter de l’excellence de mon contre-interrogatoire et me dire qu’il avait appris une nouvelle technique en me voyant à l’œuvre la veille. En tant que jeune avocate, j’ai eu la chance d’entrer en contact avec un groupe diversifié d’avocats progressistes spécialisés dans les droits de la personne, qui sont devenus mes mentors tout au long de ma vie, notamment des femmes, des personnes racialisées et des personnes handicapées incroyablement fortes.
Si l’on réfléchit à l’apparence d’un avocat, on constate qu’il existe de nombreuses règles non écrites avec lesquelles les femmes, tant de manière extrinsèque qu’intrinsèque, doivent composer quotidiennement en raison des normes culturelles masculines historiques qui imprègnent la profession juridique. Mon décolleté est-il trop bas ou ma jupe trop haute ? Mon rouge à lèvres est-il trop vif ? Ai-je l’air et le ton d’une vraie avocate ? Ma voix est-elle trop aiguë ? Suis-je trop émotive ? Le plus étrange dans toutes ces ruminations, c’est qu’elles ne font qu’effleurer la surface de l’inégalité omniprésente dont souffrent les femmes. Qu’il s’agisse des stéréotypes sexuels traditionnels, du harcèlement sexuel, de l’écart salarial entre les sexes, des pénalités d’avancement professionnel liées à la parentalité, les femmes sont confrontées à une multitude d’obstacles dans leur quête d’une carrière juridique réussie. Ce que j’ai appris de vous, Emmett, c’est que de nombreux avocats transgenres sont confrontés à des obstacles similaires liés à leur identité de genre.
Emmett : Exactement. La profession juridique repose sur des concepts de professionnalisme dépassés, qui imaginent les avocats comme étant hétérosexuels, blancs, cisgenres et valides. Pour cette raison, je pense qu’il est particulièrement important que les jeunes avocats issus de groupes minoritaires aient accès à des mentors qui peuvent contribuer à améliorer nos relations professionnelles et nos occasions de carrière. Il est également crucial que nous puissions nous voir dans la profession juridique et comprendre que nos origines diverses apportent des talents et des perspectives qui sont essentiels.
Ena : Récemment, j’ai raconté à mes mentorés l’histoire de l’été où j’étais étudiante en droit dans une agence juridique gouvernementale et où l’on m’a découragée de porter mes vêtements ethniques. J’ai mentionné à l’un de mes avocats superviseurs que je pensais porter un « salwar kameez », une tunique punjabie, au travail le lendemain en prévision de quitter le travail plus tôt pour assister à une fête culturelle/religieuse. Pour être honnête, l’avocat était gentil et très ouvert d’esprit, mais il m’a dissuadée de venir travailler dans mon ensemble punjabi en raison de la nature conservatrice du bureau et des collègues plus âgés. J’ai été surprise d’apprendre que cette histoire, qui semblait être une anecdote désuète sur les normes vestimentaires, trouvait un écho chez mes mentorés et dans leurs expériences actuelles. La triste réalité est que les idées discriminatoires sur ce à quoi un avocat devrait ressembler continuent d’imprégner notre profession. Il est frustrant de constater que non seulement nous n’avons pas démantelé les points de vue binaires sur la masculinité et la féminité, mais que nous n’avons pas non plus opéré un changement culturel pour présenter la profession d’avocat comme étant composée de personnes de races, de couleurs, d’ethnies, de religions et de capacités diverses.
Emmett : Cette histoire me rappelle l’époque où je travaillais à la mise en place d’une clinique juridique pour la communauté trans. Lors d’une séance de formation sur les bases de l’identité et de l’inclusion des trans, l’animateur a suggéré que les avocats pouvaient améliorer l’inclusion des trans en indiquant les pronoms dans leur signature de courriel. Un avocat d’un grand cabinet national a refusé catégoriquement en déclarant que « la profession juridique n’est pas encore rendue là ». J’étais choqué — il s’agissait d’une personne qui donnait de son temps soi-disant pour soutenir la collectivité trans, mais qui ne voulait pas faire ce simple changement en raison de la nature conservatrice de la profession juridique. Une fois de plus, j’ai eu l’impression qu’il n’y avait pas de place pour moi dans la profession juridique en tant que personne trans.
Ena : Je pense que nous avons fait certains progrès. Aujourd’hui, non seulement nous voyons plus d’avocats préciser leurs pronoms, mais les tribunaux de l’Ontario encouragent le langage inclusif et l’utilisation des pronoms. Récemment, la Cour de l’Ontario a émis une directive sur l’importance d’inviter les participants à la cour à partager leurs pronoms et préfixes. Les formulaires de renseignements sur les participants comprennent maintenant un espace pour que les avocats puissent indiquer comment ils souhaitent qu’on s’adresse à eux.
Je me souviens également qu’en 2019, le Barreau de l’Ontario a converti le vestiaire des « hommes » à Osgoode Hall en une installation non sexiste après une pétition s’opposant aux différences flagrantes entre les espaces « hommes » et « femmes ». Avant que ce changement ne soit effectué, je me souviens que le petit vestiaire des « femmes », qui comptait 12 casiers, était ressenti comme une insulte par rapport au vestiaire des « hommes », qui comptait 70 casiers et qui était décrit comme un « club de golf et de loisirs à l’ancienne ».
Le fait de recevoir une statue sexuée pour le prix pour service distingué a suscité les mêmes sentiments et soulevé les mêmes questions sur la création d’un espace pour les personnes diverses dans la profession juridique. Étant donné que nous en sommes au 10e anniversaire de l’inclusion de l’identité sexuelle dans le Code des droits de la personne de l’Ontario, je crois que l’ABO peut faire mieux.
Emmett : Je suis d’accord. En plus de favoriser la diversité et l’inclusion au sein de la profession juridique, les avocats ont un rôle clé à jouer dans l’accès à la justice pour les personnes transgenres. Les personnes transgenres de l’Ontario craignent régulièrement la discrimination dans le logement, les soins de santé et d’autres milieux, souvent en raison de l’absence de documents d’identité qui reflètent le nom et le marqueur de genre qu’elles ont choisis. Une étude ontarienne a révélé que 13 % des personnes interrogées avaient été licenciées et que 18 % s’étaient vu refuser un emploi parce qu’elles étaient trans. La même étude indique également que les personnes transgenres subissent des niveaux élevés de violence, 20 % d’entre elles ayant été agressées physiquement ou sexuellement parce qu’elles sont transgenres et 34 % ayant signalé des menaces ou du harcèlement en raison de leur identité sexuelle. En tant qu’avocats, nous sommes particulièrement bien placés pour nous attaquer à certains de ces désavantages et les atténuer.
Ena : Comme vous mentionnez l’ampleur des préjudices et de la violence, je me souviens que lorsque j’étais commissaire en chef de la Commission ontarienne des droits de la personne et que j’examinais la discrimination systémique dans les services de police, la juge Epstein a publié un rapport révolutionnaire intitulé Missing and Missed Report, qui attirait l’attention sur la gravité de la mauvaise gestion des enquêtes policières sur les disparitions de personnes 2SLGBTQ+, autochtones, racialisées et autres personnes marginalisées. Le rapport se penche plus particulièrement sur le cas d’Alloura Wells, une femme autochtone transgenre dont le corps a été retrouvé dans un ravin de Toronto et laissé sans identification à la morgue pendant plusieurs mois en raison des lacunes et des retards de la police, et probablement d’une discrimination systémique due à la marginalité de Mme Wells.
Cet exemple me rappelle qu’en tant qu’avocats, nous devons nous assurer que nos partenaires de justice travaillent pour mieux servir la collectivité trans. C’est notre travail de mettre en lumière le statut socio-économique, linguistique, racial, le handicap, le genre, etc. de nos clients et de parler de leurs implications afin que le système judiciaire en tienne compte de manière appropriée. Ce n’est que lorsque nous aurons fait notre travail que nous pourrons tenir le système responsable de sa négligence à éliminer les obstacles à l’accès à la justice. Tant que nous ne veillerons pas à ce que la profession juridique soit à la fois représentative des diverses collectivités et formée de manière compétente pour les servir, nous ne ferons pas notre part pour promouvoir un système de justice inclusif. Nous devons sensibiliser les futures générations de juristes aux inégalités historiques et aux causes profondes du racisme, de l’homophobie, de la haine des transgenres, de la discrimination fondée sur la capacité physique, etc. sinon nous risquons de perdre la confiance du public dans notre profession en tant qu’instrument de justice.
L’ABO s’est engagée à redessiner la statue du prix pour service distingué. Je suis honorée que l’ABO me remette un prix actualisé et non genré lors d’une cérémonie qui aura lieu le 23 novembre 2022. Le moment de cette célébration est choisi pour commémorer la Journée du souvenir trans, une observation annuelle qui honore la mémoire des personnes transgenres dont la vie a été perdue en raison de la transphobie et d’actes de violence transphobes. En remaniant ce prix, la profession juridique fait un pas de plus vers la reconnaissance de la valeur de la création d’un espace pour divers professionnels du droit, notamment les personnes 2SLGBTQ+, les personnes autochtones, les personnes noires, les personnes de couleur et les personnes handicapées.
À propos des auteurs
Ena Chadha, LL.B., LL.M., est présidente du Centre d’assistance juridique en matière de droits de la personne et lauréate du prix pour service distingué 2022 de l’ABO et du prix d’excellence de l’ABO Tom Marshall pour les juristes du secteur public.
Emmett Rogers est un spécialiste des droits de la personne et un associé d’Ethical Associates Inc.