On m’a déjà dit de bien y penser avant de dévoiler que je suis en rétablissement. Cette personne a utilisé une belle image, mais inquiétante : « on ne peut pas réparer les pots cassés. »
Voilà deux ans que j’y réfléchis. Cela me semble logique que bien des gens ne puissent pas parler ouvertement de leurs troubles de santé mentale ou d’autres handicaps dans leur vie professionnelle, et encore plus logique que cela se produise fréquemment dans le domaine juridique. L’une des histoires les plus déchirantes que j’ai apprises concerne le fait que le juge Gérald Le Dain a démissionné de la Cour suprême du Canada en 1988 en raison de la croyance malheureuse voulant qu’une personne souffrant de dépression ne puisse pas être un bon juge.
Je ne serai probablement jamais juge, mais je suis quelqu’un qui a ressenti la pression qu’a vécue le juge Le Dain. Je me suis souvent maudite moi-même pour ma faiblesse quand je me trouvais incapable de relever les défis que les autres relevaient aisément ou, du moins, c’est ce que je présumais.
La maladie mentale court dans ma famille. Ma grand-mère s’est suicidée avant ma naissance, et mon oncle a fait de même depuis. J’avais 13 ans à l’époque, et je n’ai pas compris immédiatement que la biologie complexe imprimée en moi me mènerait un jour à mon propre diagnostic de dépression majeure. J’avais 16 ans, et j’ai été hospitalisée immédiatement pendant la relâche scolaire quand j’ai révélé mes plans de suicide à un médecin. Je suis revenue de la relâche et je suis retournée à l’école.
J’avais peur, mais j’étais aussi soulagée. À 16 ans, cela faisait déjà plusieurs années que je retenais mon souffle. J’ai passé une grande partie de mon adolescence à me sentir à l’écart ; à l’écart de vous, peu importe qui vous étiez ou combien vous m’aviez dit que je comptais pour vous ou que je n’étais pas seule. C’était une existence solitaire et douloureuse, mais j’avais un diagnostic, donc j’étais guérie.
Ce n’est pas comme ça que les choses ont fonctionné pour moi, et je suis certaine que je ne suis pas la seule. Au fil des neuf années qui ont suivi, ma dépression m’a menée vers des endroits très sombres. J’ai adopté des mécanismes d’adaptation qui ne m’ont pas servi. J’ai suivi régulièrement une thérapie pendant mes études au baccalauréat et à la maîtrise, mais l’alcool était toujours présent et la consommation excessive que j’en faisais est progressivement devenue une maladie en soi.
J’ai fini par faire une demande en droit à Windsor et j’ai été acceptée. J’étais soulagée, encore une fois. J’adorais la faculté de droit, mais je ne m’aimais pas beaucoup et cela a rendu mon séjour à Windsor confondant. J’ai développé une double vie. J’ai très bien réussi les deux premières années, gagnant plusieurs concours de plaidoirie, obtenant des notes au-dessus de la moyenne et profitant du plaisir momentané de me faire de nouveaux amis. Tout semblait prometteur en théorie, mais l’alcool continuait de jouer un rôle de premier plan dans ma vie privée. Ça a fini par se savoir. J’ai pris environ 20 kilos en un an. Quand je retournais à la maison, ma famille s’inquiétait, mais j’étais très bonne pour cacher ma douleur au besoin. Tout en retenant mon souffle parce que je savais que je jouais avec le feu, j’ai décroché un stage dans un grand bureau de plaideurs de Toronto. Encore une fois : soulagement.
Mon stage a été interrompu subitement quand j’ai pris deux mois de congé pour régler mes problèmes de santé. Je ne peux pas expliquer pourquoi les choses se sont autant détériorées avant que je demande de l’aide. Parfois, avec la maladie mentale, c’est ainsi et c’est tout. Je ne faisais confiance à personne, à moi-même encore moins. Je ne croyais pas qu’il existait quiconque comme moi : une personne intelligente, bienveillante, compétente, faisant preuve d’une grande volonté dans tous les aspects de ma vie, mais incapable de mettre en œuvre ces qualités relativement à sa maladie. Je croyais que si quelque chose devait être fait, je devais le faire moi-même. Je m’étais habituée à gérer beaucoup de douleur de manière pratiquement continue. On dit que les vieilles habitudes ont la vie dure, et c’était vrai dans mon cas.
Les femmes qui sont issues de communautés marginalisées doivent relever des défis uniques dans la profession juridique. La divulgation en est le principal, selon mon expérience. Certaines parties de moi luttent toujours contre une honte profonde parce que je vis en me rétablissant de différents problèmes de santé mentale, et je suppose que cette honte n’est pas entièrement auto-imposée. Pour chaque récit de rétablissement comme le mien, il en existe plusieurs que nous n’entendrons tout simplement pas, à cause de problèmes systémiques aggravants, comme le sexisme, le racisme, l’homophobie, la transphobie et bien d’autres. Mon privilège en dit long ici.
Le récit qui entoure mon expérience a beaucoup changé, en grande partie grâce aux activités reliées au rétablissement auxquelles je participe. Je ne suis pas une victime des circonstances, mais je n’ai pas non plus toutes les réponses. Quand j’étais activement malade, je pouvais m’apitoyer sur mon sort et m’autoglorifier en même temps, et ces récits doubles et confus ne faisaient qu’alimenter mon incapacité à cerner mes propres valeurs. En réalité, de nombreux aspects de ma vie échappent à mon contrôle. Il n’est pas nécessaire d’entraver mon développement personnel et professionnel en ayant peur de mon handicap.
Je ne suis certainement pas impuissante face à ce que je me dis. Si je me dis que je devrais avoir honte de mes troubles concurrents et avoir peur d’en parler, je me ferme à de nombreuses possibilités, y compris à des occasions d’atteindre les autres. Je limite ma capacité à ressentir le malaise. Je limite mon aptitude à la résilience qui me réconforte quand le reste du monde est accablant et chaotique.
Les jours où je me sens particulièrement branchée sur la gêne et la honte, j’essaie de me rappeler la vérité : demander de l’aide est la chose la plus courageuse que j’ai faite de toute ma vie. Si je ne l’avais pas fait, je ne serais pas en mesure d’avoir la vie que j’ai aujourd’hui. À cause du travail que j’ai effectué pour déconstruire les récits que j’avais si longtemps renforcés, je suis mieux à même d’apprendre. Les bénéfices sont apparus rapidement, et je les accueille. La double vie ne gruge plus mon énergie. Le rétablissement m’a permis d’importer certaines de mes compétences relationnelles d’empathie et de gratitude dans ma vie professionnelle de juriste.
Les avocats peuvent se rétablir et le font, puis ils vivent des vies remplies et gratifiantes, avec des relations épanouissantes. Cela peut sembler évident, et pourtant je ne l’ai compris que récemment. Je suis heureuse d’avoir eu la chance de parler de cette découverte ici.
À propos de l’auteure
Jessie Gomberg est avocate depuis 2019. Elle pratique à Toronto et est diplômée de la faculté de droit de l’Université de Windsor. Elle fait sa maîtrise en droit à la faculté de droit d’Osgoode Hall, effectuant de la recherche sur la médiation dans les affaires civiles d’agression et de violence sexuelles. Elle est rédactrice de la section Colloque sur l’orientation et l’identité sexuelles de l’ABO. Elle est sobre depuis près de deux ans.
Cet article a d’abord été publié sur la page Web des articles de la SOGIC.