Lors de la réunion du Conseil de l’ABO de septembre 2019, le nouveau président Colin Stevenson a livré un discours inspirant sur un sujet qui semblait annoncer les difficultés auxquelles notre profession serait confrontée avec la COVID-19. Le discours de Me Stevenson traitait de l’innovation dans la pratique juridique. Six mois plus tard, notre profession allait réaliser à quel point son manque de modernisation rendrait son travail difficile et constater l’impact disproportionné que cela aurait sur les membres marginalisés de notre collectivité.
Comme l’a si bien fait remarquer Me Stevenson, le droit est très lent à changer et la modernisation y fait défaut. Cela a été évident durant la pandémie de la COVID-19. Le système judiciaire a été forcé de s’adapter rapidement, en se servant de la technologie à laquelle le président de l’ABO avait fait allusion quelques mois auparavant.
Au début de la pandémie, les tribunaux se sont mis à instruire les causes qu’ils considéraient comme « urgentes ». Beaucoup d’affaires ont vu leur date reportée de dix semaines ou plus, ou indéfiniment.
Plus tard, les tribunaux ont commencé à instruire les affaires par téléconférence et vidéoconférence, les dossiers judiciaires ont pu être déposés par courriel et la commande de matériel a pu se faire par vidéoconférence. Toutes ces innovations, bien que spontanées, étaient nécessaires afin que les acteurs du système judiciaire ne soient pas assujettis à des retards excessifs dans leurs dossiers.
Bien que ces innovations et mises à jour du système judiciaire soient très nécessaires et bonnes en pratique, nous devons veiller à ce que, tout en innovant, nous n’omettions pas les populations vulnérables qui pourraient ne pas être en mesure de participer pleinement à ces progrès. Par exemple, tout le monde n’a pas accès à un dispositif permettant de participer à une affaire judiciaire par téléconférence ou vidéoconférence. Tout le monde n’a pas accès aux capacités de l’Internet qui nous permettent de tenir des procès par des moyens électroniques. Et tout le monde n’est pas en mesure de déposer ses documents judiciaires par voie électronique.
Bien que le gouvernement du Canada ait semblé réagir rapidement pour gérer la propagation du virus, on pourrait soutenir qu’il a sous-réagi dans certains domaines, ce qui a eu un impact négatif sur les personnes autochtones, noires et de couleur (PANDC)[1]. L’Association canadienne des libertés civiles (ACLC) a rédigé un rapport sur les droits au Canada durant la COVID-19, qui a été publié en juin 2020[2]. Le rapport examine et note la réaction des provinces et du gouvernement canadien à la pandémie et la manière dont celle-ci a ou n’a pas limité les droits des Canadiennes et des Canadiens. Le rapport examine l’effet de la pandémie sur les personnes marginalisées et reconnaît que les personnes sans-abri, les personnes incarcérées, les victimes de violence conjugale et les enfants ont été particulièrement touchés. Il faut faire davantage pour répondre à ces préoccupations, et il est clair que la première étape pour répondre à ces préoccupations et à ces disparités est de reconnaître leur existence. En tant que profession, nous portons cette responsabilité.
Alors que la pandémie se poursuit, une mesure importante que les personnes peuvent prendre pour se protéger contre le virus est la distanciation sociale et physique. Cette mesure de sécurité, bien qu’extrêmement importante, n’est pas quelque chose que tout le monde a le choix de respecter. Les prisons ont, par exemple, incarcéré des individus de manière extrêmement rapprochée, les rendant ainsi vulnérables au virus. Cette situation est exacerbée par le fait que les personnes incarcérées peuvent elles-mêmes avoir des conditions qui les rendent particulièrement vulnérables à la maladie. Les Autochtones, en particulier, représentent 30 % de la population carcérale au Canada, alors qu’ils ne représentent que 5 % de la population canadienne en général[3]. Les Autochtones canadiens sont également 3 à 5 fois plus susceptibles que les autres Canadiens de développer le diabète de type 2, plus susceptibles de développer des maladies respiratoires chroniques et 50 % plus susceptibles de développer des maladies cardiaques[4]. Toutes ces maladies peuvent affaiblir considérablement la résistance au virus de la COVID-19. Les Noirs, les Asiatiques, les Hispaniques et d’autres groupes minoritaires représentent environ 19,8 % des délinquants au Canada[5].
Les PANDC sont surreprésentées dans le système carcéral en raison de différents facteurs systémiques, notamment la pauvreté, le chômage, les possibilités d’éducation réduites, les logements inadéquats, la violation des droits et des traditions, le profilage racial et la lenteur avec laquelle le système juridique a commencé à prendre en compte et à adopter la culture autochtone[6]. Au début de la pandémie COVID-19, le Service correctionnel du Canada n’a pas agi de manière proactive pour remédier à la vulnérabilité des personnes incarcérées, si ce n’est en renforçant les mesures de nettoyage, en ajoutant des fournitures d’hygiène supplémentaires et en annulant les programmes et les visites[7]. Cela n’a rien fait pour résoudre le problème de la distanciation physique et de la surpopulation des prisons.
La population carcérale fédérale totale est d’environ 14 000 personnes — sur les 533 détenus testés, 177 ont contracté le virus[8]. De graves éclosions se sont produites dans certains établissements ; par exemple, à l’établissement Mission en Colombie-Britannique, 60 détenus sur les 85 testés se sont révélés positifs pour le virus[9]. À l’établissement pour femmes de Joliette, sur les 76 détenues testées, 51 ont été testées positives, dont 34 membres du personnel[10].
Le système judiciaire a maintenant commencé à s’attaquer aux problèmes que pose la surpopulation carcérale et aux risques qu’elle fait courir aux personnes détenues. Depuis la mi-mars, plus de 2 300 détenus à faible risque ont été libérés des prisons de l’Ontario[11]. Cette mesure a été nécessaire en raison de l’ajournement des affaires judiciaires et de l’incapacité des personnes incarcérées et des personnes pouvant bénéficier d’une libération conditionnelle à faire instruire leur dossier devant un juge ou un juge de paix afin d’être libérées.
L’ajournement des affaires judiciaires et la réduction des activités entraînent une augmentation de la durée des procédures judiciaires et administratives et une détention prolongée des détenus provisoires ou des prisonniers pouvant bénéficier d’une libération anticipée Ils contribuent également à accroître l’arriéré judiciaire. Ces retards prolongent la durée pendant laquelle les personnes inculpées doivent être soumises à des conditions pénales — ce qui signifie un délai plus long pour l’éventualité d’une infraction et davantage d’accusations connexes. Il est important de se rappeler que certaines de ces personnes sont innocentes.
Pendant cette pandémie, de nombreux organismes de protection de l’enfance ont suspendu les visites en personne entre les parents et les enfants pris en charge, laissant de nombreux parents sans accès en personne à leurs enfants pendant des mois. Cela ne s’est pas produit uniquement pour les visites qui se déroulaient dans des centres de visites surveillées — cela comprenait les visites qui se déroulaient auparavant dans une résidence privée, indépendamment des précautions de sécurité prises par les parties. De nombreuses sociétés d’aide à l’enfance ont adopté des politiques générales qui suspendaient les visites en face à face et il n’y avait que peu ou pas de communication aux parents sur l’avenir des visites[12]. Les parents impliqués dans ce processus ont été contraints de présenter des requêtes urgentes pour reprendre leur droit de visite en personne, même s’ils disposaient d’une ordonnance précisant leur droit de visite, ce qui a encore alourdi le système[13].
Une lettre écrite par l’ACLC a exhorté la province, les ministres et les sociétés de protection de l’enfance à fournir des directives « qui permettraient un accès continu en personne aux parents » et pour que les modifications ne soient faites que sur la base de preuves médicales solides, et ce, uniquement par le tribunal[14]. Les questions susmentionnées n’ont pas été abordées de manière uniforme et sont plutôt traitées au cas par cas.
Certaines organisations ont mis en place des plans d’accès alternatifs. Ceux-ci comprennent l’utilisation de vidéoconférences. Toutefois, il ne s’agit que d’un piètre substitut à l’accès en personne, surtout lorsque l’enfant est jeune ou lorsque les parents n’ont pas accès à cette technologie.
Ces politiques générales ont eu un impact disproportionné sur les PANDC et sur d’autres groupes marginalisés. Les familles qui sont impliquées dans le système de protection de l’enfance disposent souvent de ressources limitées et sont confrontées à des défis importants[15]. Les recherches menées par la Commission ontarienne des droits de la personne (CODP) confirment ce qui a été suggéré depuis des années : des disparités raciales existent dans le système de protection de l’enfance et les PANDC sont surreprésentées dans le système de protection de l’enfance[16]. La CODP a noté « des incidences démesurément élevées de prise en charge d’enfants autochtones et noirs dans bon nombre des sociétés d’aide à l’enfance à l’échelle de la province[17] ». Les enfants autochtones pris en charge étaient 2,6 fois plus nombreux que dans la population infantile générale et la proportion d’enfants noirs pris en charge était 2,2 fois plus élevée[18]. La « négligence » est la principale raison citée pour expliquer l’entrée des enfants autochtones dans le système de bien-être de l’enfance. Cette « négligence » est associée à des facteurs de risque touchant les ménages et les personnes responsables, lesquels sont issus de difficultés familiales chroniques, comme la pauvreté, le logement inadéquat et insalubre, la consommation de drogues, les troubles de santé mentale et l’isolement social[19]. Le taux d’enquêtes pour « négligence seulement » est six fois plus élevé pour les enfants autochtones qu’il ne l’est pour les enfants non autochtones[20].
Les enfants touchés par ces politiques perdent un temps précieux avec leurs parents. L’impact qu’auront ces politiques sur ces dynamiques familiales à l’avenir pourrait être très grave et avoir des répercussions durables sur les enfants et leur avenir.
Afin de remédier aux effets négatifs disproportionnés décrits ci-dessus, il est nécessaire de transformer notre système judiciaire et d’innover dans la manière dont nous pratiquons le droit. Les solutions de rechange à l’emprisonnement et les mesures de substitution aux peines sont des moyens d’aller de l’avant et de réduire la surpopulation qui sévit dans nos systèmes pénitentiaires. La vidéoconférence, les interrogatoires par vidéo et le recours aux procès par vidéo sont des moyens qui permettent d’instruire les affaires plus rapidement. Cela permettrait de résorber l’arriéré et les divers ajournements qui ont eu lieu. Les tribunaux devraient également coopérer avec les organisations de justice sociale afin de remédier aux disparités auxquelles sont confrontés les groupes marginalisés lorsqu’ils sont impliqués dans le système judiciaire. La pandémie a exacerbé ces disparités. Il faudrait, par exemple, mettre ces équipements technologiques et l’accès à Internet à la disposition du plus grand nombre possible de groupes marginalisés.
Pour faire face à la pandémie, le ministère de la Justice a créé un comité d’action sur l’administration des tribunaux[21]. Il n’est pas clair quels travaux précis seront entrepris par ce comité, mais il espère aborder la question du « rétablissement progressif du fonctionnement complet des tribunaux du Canada, tout en assurant la sécurité des utilisateurs et du personnel[22] ». Une chose est sûre : les PANDC doivent avoir voix au chapitre.
Colin Stevenson, président de l’ABO, a soulevé une question importante lorsqu’il a fait de l’innovation sa priorité pour l’année. Le système juridique accuse du retard dans la manière dont il facilite les choses. Si les recommandations de Me Stevenson avaient été mises en œuvre plus tôt, la réaction du système judiciaire à la pandémie de COVID-19 aurait peut-être été non seulement plus rapide et plus facile, mais elle aurait peut-être eu moins d’impact sur les collectivités marginalisées.
Les types de mesures indiqués ci-dessus ne règlent pas entièrement la disparité à laquelle les PANDC sont confrontées au sein du système judiciaire. Des changements systémiques sont manifestement nécessaires pour résoudre les problèmes décrits ci-dessus. Il n’existe pas d’approche unique qui soit équitable pour tous. Le travail et la coopération de nombreux intervenants seront nécessaires pour faire progresser la manière dont nous servons nos clients. Comme nous le savons tous, le recul permet d’avoir une vision nette. Mais si nous reconnaissons nos lacunes et nous engageons à changer, nous pouvons améliorer la façon dont nous pratiquons le droit afin d’être mieux préparés à servir pleinement nos clients, y compris les plus vulnérables de la société.
Après tout, comme l’a fait remarquer le président Stevenson, « Tous ces objectifs seront mieux atteints grâce à l’innovation. La modernisation, la prévoyance et l’adaptation permettront d’élargir et d’améliorer vos occasions d’exercer votre profession. »[23]
À propos de l’auteure
Donna Dorrington est une diplômée biraciale de la faculté de droit de l’Université Queen’s qui est avocate depuis 2004. Elle a commencé sa carrière juridique à Toronto, avant de décider moins d’un an plus tard de retrouver le nord de l’Ontario et de s’installer à Timmins, en 2006. Son principal domaine d’activité est le droit de la famille. Elle est membre de différents conseils et comités, notamment la chambre de commerce de Timmins, la ZAC de Timmins, le comité régional d’aide juridique du nord-est, NOSM, le Conseil régional de l’ABO, le comité sur l’égalité de l’ABO et le comité consultatif à la magistrature.
[1] L’acronyme « PANDC » sera utilisé dans cet article pour parler des personnes autochtones, noires et de couleur. L’acronyme défini par le BIPOC Project est adapté pour un contexte canadien.
[2] Michael J. Bryant et autres, « Les droits des Canadiens pendant le COVID : Rapport intérimaire de l’ACLC sur la première vague du COVID ».
[5] Le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, rapport annuel 2018 (Canada : Sécurité publique Canada, 2018), p. 49.
[12] Lettre de l’Association canadienne des libertés civiles à Doug Downey, Lisa Sarsfield, Todd Smith et David Remington (23 avril 2020) au sujet de l’Orientation des sociétés d’aide à l’enfance sur le droit de visite des parents, en ligne : < https://ccla.org/fr/coronavirus-update-children-rights/>.
[16] Enfances interrompues : Surreprésentation des enfants autochtones et noirs au sein du système de bien-être de l’enfance de l’Ontario (Commission ontarienne des droits de la personne, 2018), en ligne : < http://www.ohrc.on.ca/fr/enfances-interrompues>.