Quand Jeff Feiner était avocat adjoint dans un cabinet juridique de Bay Street à Toronto, il a pris trois congés parentaux : « J’ai toujours su qu’avoir des enfants allait avoir un impact sur ma carrière, parce que je savais que je voudrais passer autant de temps que possible avec eux. » Me Feiner a utilisé en entier les congés parentaux offerts par son cabinet afin de pouvoir passer du temps à la maison après la naissance de chacun de ses trois enfants.
Me Feiner affirme clairement qu’il était important pour lui comme pour sa conjointe, alors avocate adjointe dans un autre cabinet de Bay Street, qu’ils passent tous les deux du temps avec leurs enfants et leur démontrent que les deux parents sont responsables de prodiguer des soins. Cela n’a pourtant pas été facile. Ils ont dû faire face à la même réalité que bien des femmes qui exercent en pratique privée : elles trouvent qu’il leur est plus difficile d’obtenir des promotions après un retour de congé, et elles quittent le secteur privé en plus grand nombre que les hommes1. Maintenant associé chez Corman Feiner LLP, Me Feiner dit : « Nous n’atteindrons jamais l’égalité hommes femmes au travail à moins de l’atteindre sur le plan domestique. Il ne devrait pas être tenu comme acquis que la mère est la personne principalement responsable des soins. » Que les hommes prennent des congés parentaux ne permettra pas de changer ces présomptions du jour au lendemain, mais c’est un début.
En adoptant des politiques favorables, les bureaux d’avocats peuvent satisfaire les hommes et les femmes qui souhaitent prendre congé, revenir, et poursuivre la réussite de leur carrière.
Ce que dit la loi de la grossesse et du congé parental2
Grossesse et congé parental
La Loi sur les normes d’emploi énonce le droit des employées à un arrêt de travail motivé par une grossesse. Elle ne s’applique qu’aux « employées », sans couvrir les associées d’un bureau d’avocats.
Les employées enceintes qui ont été employées au moins 13 semaines dans leur lieu de travail ont droit à un congé non payé de 17 semaines formant le « congé de maternité3 ».
Le « congé parental », par contre, est destiné à tous les parents. Le congé parental est distinct du congé de maternité. Une mère qui a pris un congé de maternité de 17 semaines a également droit à 35 semaines de congé parental. Un parent qui n’a pas pris de congé de maternité a droit à 37 semaines de congé parental. Cela signifie que les deux parents peuvent prendre congé s’ils le souhaitent.
Prestations d’assurance-emploi
Les prestations pour les employés en congé de maternité ou en congé parental sont régies par la Loi sur l’assurance-emploi4. En ce moment, un employé a droit à 17 semaines de prestations d’assurance-emploi pour une grossesse, et à 35 semaines pour prodiguer des soins à un nouveau-né ou à un enfant qui vient d’être adopté. Le délai avant la réception de ces prestations par un employé est d’une semaine.
Le nouveau budget libéral déposé le 23 mars 2017 entend changer tout cela. Les nouvelles règles permettront aux parents d’opter pour les prestations actuelles d’un congé parental de 12 mois à 55 % de leur revenu hebdomadaire moyen (jusqu’à un maximum fixé) ou de 18 mois à 33 %.
Les avantages du congé parental pour les deux parents
Au Canada, les femmes consacrent presque deux fois plus d’heures non payées aux tâches domestiques et aux soins aux enfants que les hommes, et ne gagnent que 72 % du salaire qu’obtiennent les hommes pour un travail rémunéré équivalent5. Lorsque les deux parents prennent un congé parental, cela envoie un message : l’éducation des enfants est une responsabilité partagée. Prendre congé a entraîné des sacrifices professionnels à la fois pour Matthew Furrow, avocat chez Goddard Gamage Stephens et pour sa conjointe, qui est médecin : « Nous nous sommes vite mis d’accord que chacun prendre la moitié du congé parental pour la première année de vie de notre fils était la manière la plus équitable de procéder. » Dans le cas des couples hétérosexuels, lorsque les deux parents prennent un congé parental, les enfants apprennent que les hommes peuvent rester au foyer, que les femmes peuvent être la principale personne qui travaille, et que ni l’une ni l’autre de ces activités n’est réservée à un sexe ou l’autre de manière inhérente.
Les avantages d’avoir une politique de congé parental
En 2009, le Projet Justicia du Barreau du Haut-Canada a préparé le Guide to Assist Law Firms in Developing Pregnancy and Parental Leave Policies for Associates6. Celui-ci recommande que les firmes adoptent des politiques de congé de maternité et de congé parental. Entre autres raisons, les politiques entraînent la transparence : les mêmes règles s’appliquent à tous. Les politiques démontrent aussi que le bureau s’engage à être inclusif et à créer une culture qui appuie les nouveaux parents.
Lorsque vient le temps d’opter pour un congé parental, les avocats affirment qu’avoir une politique écrite fait une différence. Nadia Campion, associée chez Polley Faith LLP, dit qu’une politique écrite contribue à supprimer le stigmate pour les parents qui prennent congé: « Ils savent ce qu’ils vont obtenir pendant leur congé, et savent qu’ils seront bien accueillis à leur retour. »
Les politiques écrites sont aussi avantageuses pour les hommes. Fredrick Schumann a pris un congé parental tandis qu’il était avocat adjoint chez Stockwoods LLP. Il affirme que les termes clairs et sans distinction de sexe de la politique de congé parental de son cabinet lui ont signalé qu’il était acceptable pour les hommes comme pour les femmes de prendre un congé parental.
Stephen Kurelek, avocat du ministère de la Justice à Ottawa, a pris deux congés parentaux, le premier quand il travaillait dans le secteur privé et le second après avoir rallié les rangs du ministère. Il décrit ainsi le problème que pose l’absence de politique écrite : « Le bureau d’avocats où je travaillais n’avait même pas de politique de congé parental à l’époque. Le congé devait être arrangé sur une base ad hoc avec les avocats adjoints et les associés. » Pour qui s’apprête à devenir parent et pour les nouveaux parents, ne pas savoir si un congé est permis ou selon quelles modalités il peut l’être cause un stress additionnel pendant l’un des moments les plus stressants de la vie. De plus, le stress de devoir négocier une politique avec les collègues et employeurs cause un déséquilibre des forces potentiellement inéquitable.
Que font les bureaux?
Nous ne savons pas combien de bureaux d’avocats mettent en œuvre des politiques de congés parentaux. Pour le savoir, Justicia a sondé les 57 bureaux qui participaient à son projet en Ontario en 20047. Moins de la moitié ont répondu : 12 bureaux de petite et moyenne taille (moins de 100 avocats) et 13 grands bureaux (plus de 100 avocats).
Étant donné la petite taille de cet échantillon et les variations importantes entre les politiques des bureaux ayant répondu, il est difficile de tirer des conclusions pertinentes de ces données. Par exemple, parmi les bureaux de taille petite et moyenne, 4 avaient des politiques de maternité ad hoc et 3 avaient des politiques de congés parentaux conformes à la Loi sur les normes d’emploi. Tous les autres bureaux et toutes les politiques présentaient des variations. Parmi les grands bureaux, 11 sur 13 comblaient l’écart de salaire jusqu’à 100 % pour 15 semaines de congé de maternité et 5 avaient des politiques de congés parentaux conformes à la Loi sur les normes d’emploi.
Solutions créatives
Certains bureaux ont décidé que progresser vers l’égalité des sexes requiert un engagement actif de leur part, avec des politiques qui reflètent cet engagement. Selon Me Campion : « Les politiques de congé deviennent rapidement un indicateur important pour savoir si le bureau en question est progressiste ou s’il demeure à l’âge des ténèbres. »
À cette fin, le cabinet de Campion, Polley Faith LLP, vient d’adopter une nouvelle politique sur les congés de maternité et les congés parentaux. Son préambule reconnaît explicitement l’importance du congé : « [traduction] Le bureau apprécie et comprend l’importance du congé de maternité et du congé parental dans la vie de ses employés et de leurs familles et, par la présente politique, encourage tous ses membres à utiliser pleinement les prestations de maternité et prestations parentales offertes en vertu de la loi provinciale et par l’entremise du bureau. »
La politique va au-delà de la « norme » qui veut qu’on comble l’écart pour 17 semaines : le bureau comble l’écart pour un mois additionnel pour chaque année d’emploi de l’avocat adjoint, jusqu’à un maximum de quatre mois. Cela signifie qu’une avocate adjointe embauchée il y a cinq ans qui prend un congé de maternité peut s’attendre à recevoir 100 % de son salaire pour autant qu’elle revienne travailler au bureau pour une année.
Bien faire les choses
La décision de prendre un congé parental n’est pas le seul défi que doivent relever les nouveaux parents dans la conciliation travail-famille. À propos de l’approche adoptée avec sa conjointe pour concilier leur famille et une carrière juridique prenante, Awanish Sinha, associé chez McCarthy Tétrault LLP, dit : « Nous improvisons chaque jour. J’aimerais dire que nous sommes si raffinés que nous avons un plan à long terme, mais nous avons surtout une entente, des objectifs communs et une grande volonté. » Une partie du plan a cependant compris un congé parental pour M. Sinha.
Ces objectifs de carrière à long terme doivent être partagés et appuyés par les cabinets où nous travaillons. Si, comme avocats, nous sommes tous d’accord pour affirmer l’importance de nos familles, peu importe la forme que celles-ci peuvent prendre, en parallèle de nos carrières, nous devons nous assurer que nos politiques collectives (comme cabinets, partenariats, associations) le reflètent. Il est important de l’énoncer tout haut, sur papier et dans des politiques qui bénéficient à tous les membres du bureau. Si les bureaux reconnaissent les avantages des congés parentaux pour tous et s’assurent d’adopter des politiques équitables et égalitaires, leurs avocats, leurs associés et leurs employés seront plus loyaux et productifs. Si les hommes et les femmes exigent des politiques qui correspondent à leurs vies, notamment des objectifs parentaux partagés et la « volonté » de faire les choses ensemble, le milieu juridique sera un environnement plus accueillant et durable pour tous.
Rachel Migicovsky et Juliet Knapton, avocate à Ottawa, ont coanimé une discussion de l’ABO dans laquelle Jeff Feiner, Fredrick Schumann, Stephen Kurelek et Awanish Sinha ont témoigné de leur expérience de congé parental, de retour au travail et d’appui de leur conjointe durant leur arrêt de travail. Sabrina Bandali de Bennett Jones LLP a modéré la discussion. Écoutez la webdiffusion (en anglais) ici.
À propos de l’auteure
Rachel Migicovsky est avocate plaidante chez Shibley Righton LLP. Sa pratique est axée sur la négligence professionnelle. Ayant fréquenté la faculté de droit d’Osgoode Hall de 2009 à 2012, elle est membre du Barreau depuis 2013. Rachel est membre de l’exécutif de la section Litige civil de l’Association du barreau de l’Ontario et du forum des avocates.