Quiconque s’intéresse aux nouvelles technologies ferait mieux de ne pas les chercher dans une salle d’audience ou un greffe en Ontario, au ministère du Procureur général ou au ministère fédéral de la Justice. L’amateur curieux aurait peut-être plus de chance entre les murs de marbre des grands cabinets de Toronto (la « grande industrie juridique ») : il y trouverait au moins de la vidéoconférence, des téléphones VoIP et des logiciels de reconnaissance vocale pour la dictée. Mais même la technologie de la « grande industrie juridique » est loin derrière celle d’industries moins obtuses et plus entrepreneuriales, comme la haute finance ou la « grande industrie pharmaceutique », sans parler d’entreprises de haute technologie comme celles du couloir Kitchener-Waterloo. Même dans la « grande industrie juridique », vous trouverez peu d’usage de l’infonuagique et encore moins de l’intelligence artificielle. Cela change pourtant lentement, les cabinets tournant leur attention vers le codage prédictif et d’autres concepts de l’investigation informatique visant à faciliter les litiges les plus intenses, qui ont le plus gros volume de documents, et qui sont coûteux. Au moins, les jours où la « grande industrie juridique » embauchait à forfait 100 avocats pour les enfermer dans un sous-sol afin qu’ils passent en revue des millions de pages de documents sont chose du passé. L’industrie juridique considère même de nouvelles technologies, comme la chaîne de blocs, et son application potentielle aux transactions internationales. Mais où sont les perturbateurs technologiques pour l’industrie juridique? Où sont les équivalents juridiques d’Airbnb et d’Uber?
La technologie et le droit peuvent être intimement liés dans les tours d’ivoire de certaines facultés, souvent sous la bannière de la propriété intellectuelle plutôt que de l’analyse de l’exercice du droit, mais peu d’universitaires et encore moins d’avocats se sont appliqués à déterminer comment on peut utiliser la technologie pour permettre aux avocats et au système judiciaire de mieux servir le public.
Il semble évident que la technologie moderne devrait pouvoir améliorer l’accès à la justice. L’accès à la justice est une expression à la mode, qu’évoquent souvent de nombreux acteurs du secteur juridique. Malheureusement, on parle surtout d’accès à la justice pour en décrier l’insuffisance. La réalité, c’est que peu de membres de la classe moyenne peuvent se payer un avocat, et que les parties qui se représentent elles-mêmes engorgent les tribunaux ontariens en peinant à se débrouiller avec les préceptes obscurs et alambiqués des systèmes de droit familial, civil et pénal.
Le Groupe d’action sur l’accès à la justice a récemment signalé que :
(a) Plus de 50 % des Ontariens ne croient pas pouvoir se payer un avocat ou un parajuriste;
(b) 64 % des parties impliquées dans les demandes en vertu de la Loi sur le droit de la famille sont des plaideurs non représentés;
(c) 67 % des plaideurs non représentés trouvent difficile ou très difficile de naviguer dans le système juridique, même si la majorité d’entre eux ont été à l’université ou au collège;
(d) 78 % trouvent que le système juridique est rétrograde;
(e) 71 % trouvent que le système juridique est intimidant;
(f) 69 % trouvent que le système juridique est déroutant;
(g) 68 % trouvent que le système juridique est inefficace;
(h) 64 % trouvent que le système juridique est détraqué.
À notre époque axée sur le consommateur, la profession juridique devrait mettre l’accent sur les consommateurs juridiques et sur les façons dont, comme profession, nous pouvons mieux servir le public, qu’il s’agisse de personnes ou d’entreprises. La profession, les tribunaux et les bureaucrates doivent adopter les technologies modernes pour améliorer l’accès à la justice. Le système juridique ontarien est congestionné par du papier, des télécopies, des greffes inefficaces et des règles complexes. Notre système juridique est à l’extrême opposé de la convivialité. Il ne tire pas profit de la technologie. Il n’utilise pas un langage simple et direct. Il ne fournit pas de sites Web éducatifs ou instructifs facilement accessibles et compréhensibles. Il ne fournit pas de procédures simples pour gérer les différends courants ou ordinaires. Il ne met pas l’accent sur le service aux consommateurs juridiques, mais sur les avocats, les juges et les bureaucrates qui font fonctionner le système.
On devrait discuter de l’accès à la justice dans le contexte d’innovations pratiques, efficaces et utiles, qui aideraient les personnes et les entreprises à conduire leurs affaires en conformité avec des règles compréhensibles et à régler efficacement des conflits lorsque ceux-ci ne peuvent être évités. Comprendre les règles du droit et résoudre ces différends ne devrait pas communément ruiner les gens ni les entreprises.
Même si la « règle de droit » est solidement enchâssée au Canada, personne visant à concevoir un système juridique efficace et pratique ne proposerait le système ontarien que l’on connaît, dans lequel on trouve, chaque jour :
(a) Des hordes de clients en droit de la famille qui dépensent les économies de toute leur vie sur des avocats en toges, des requêtes qui ne mènent à rien et des procès indûment longs, ou qui naviguent anxieusement entre les greffes et les salles d’audience en faisant un effort comme plaideurs non représentés, ce qui retarde inévitablement les choses parce qu’ils tentent de présenter leur cause sans avoir l’expérience requise des règles et procédures;
(b) Des poursuites pour des lésions personnelles ou des fautes professionnelles qui mettent des années à se rendre à un procès qui finit rarement selon l’échéancier établi et parfois exige d’autres années encore, car les juges ne siègent que de 10 h à 16 h 30 tout en sautant eux-mêmes d’un procès à l’autre (qui pourrait se souvenir de la preuve de l’an passé?) sans contrôle pratique sur les parties dans la salle;
(c) Des procès qui reposent presque exclusivement sur des témoignages oraux au lieu d’énoncés écrits (déclarations sous serment) échangés électroniquement à l’avance;
(d) Des procès qui forcent les experts médicaux (des médecins) qui témoignent à quitter leur hôpital et à reporter des rendez-vous importants pour pouvoir s’assoir dans un couloir plein de courants d’air à attendre leur tour en cour (alors qu’un rapport écrit ou un interrogatoire vidéo devrait souvent suffire);
(e) Des parties en droit criminel qui vivent des crises qui auraient souvent pu être évitées :
(i) Des procureurs sous pression, qui font leurs propres photocopies, gèrent leur prise de rendez-vous et effectuent leur travail de secrétariat sans aides technologiques adéquates;
(ii) Des agents de police qui n’ont ni temps ni technologie qui permettrait la coordination avec les procureurs, incapables de fournir une divulgation électronique rapide, et qui n’ont pas d’installations vidéo adéquates pour éviter les apparitions en cour superflues;
(iii) Des accusés qui restent en détention provisoire pendant des mois ou des années, même s’ils sont présumés innocents;
(iv) Des victimes qui attendent des années qu’on leur rende justice, qui finissent par voir la cause suspendue à cause de retards indus;
(v) Des témoins qu’on garde dans l’ignorance et qu’on laisse assis dans ces mêmes couloirs pleins de courants d’air, à la merci d’horaires non coordonnés (pas de planification électronique);
(f) Des différends de petites créances (valant moins de 15 000 $) qui, malgré leur faible valeur, sont souvent ajournés à répétition et étirés, ce qui gaspille des fonds considérables, avant leur règlement ou leur audience.
Solutions
La première exigence évidente est de simplifier les procédures en droit civil et familial pour la grande majorité des cas. Les règles actuelles, complexes, peuvent être appropriées pour les divorces de multimillionnaires ou les requêtes entre multinationales, mais elles ne sont pas nécessaires pour la grande majorité des causes.
Outre la simplification des règles et des institutions, la partie la plus simple de l’équation serait de moderniser le système judiciaire. Comme l’a dit le professeur et futurologue juridique Richard Susskind, il y a quatre raisons convaincantes d’utiliser les solutions technologiques dans le système juridique :
« Le système est coûteux pour les utilisateurs; il est généralement trop chronophage et les différends mettent longtemps à être résolus; il est généralement inintelligible; et il semble aussi décalé dans la société de l’Internet… les citoyens s’attendent de plus en plus à ce que les services soient accessibles de façon numérique. »
La bonne nouvelle, c’est que le ministère du Procureur général de l’Ontario a bien entendu le message. Après avoir introduit le dépôt de documents par voie électronique à la Cour des petites créances et la divulgation électronique dans environ 50 % des causes criminelles, en janvier 2017 lors du colloque Better Justice Tomorrow à Toronto, le ministère a annoncé un plan de modernisation qui comprend :
- Le dépôt de documents par voie électronique en droit civil dans cinq régions judiciaires dès avril 2017
- Le dépôt de documents par voie électronique pour les tribunaux, accessible en tout temps
- Le dépôt de documents par voie électronique en droit civil pour le service de prestations relatives aux accidents automobiles
- La divulgation électronique au criminel (SCOPE) s’étendra à 100 % des causes criminelles
- La planification électronique sera introduite dans les cours de la famille
- La résolution hâtive des différends pour les infractions provinciales
- Le service en ligne de pension alimentaire pour enfants à la Cour des petites créances
- L’installation de Wi-Fi dans les tribunaux
- L’expansion des apparitions à distance par vidéo
- Le dépôt et la planification en ligne pour la Commission de la location immobilière
- La gestion numérique de la preuve
- Les systèmes de gestion de documents
On doit applaudir ces initiatives du ministère du Procureur général, pour autant qu’elles se réalisent à court terme. Nous avons besoin d’une meilleure justice aujourd’hui. Des étapes progressives, bien testées et mises en œuvre, devraient garantir que ces mesures deviennent réalité, nonobstant le triste historique des contrats gouvernementaux importants qui ont échoué en technologies de l’information. On peut et on doit en faire davantage.
La Cour des petites créances permet le dépôt électronique, mais nous n’avons certainement pas besoin de salles d’audience physiques pour des différends simples, directs ou de faible valeur. Nous devons émuler la Colombie-Britannique, dont le Civil Resolution Tribunal résoudra bientôt en ligne les différends de petite envergure, et regarder le travail qui se fait au Laboratoire de cyberjustice de Montréal et dans la Legal Innovation Zone de Ryerson. Si le Centre de résolution des différends d’eBay peut régler des millions de différends, généralement sans intervention humaine, cela devrait aussi être possible en Ontario. Un mécanisme de résolution des conflits en ligne est viable et devrait être mis en œuvre pour les requêtes dont la valeur est faible et le volume élevé.
Nous devons aussi consolider et étendre la portée des nombreux sites Web qui fournissent des « conseils » juridiques en ce qui concerne les renseignements généraux offerts aux consommateurs juridiques. On peut penser, par exemple, à MyLawBC, et à l’apparition récente en Ontario de stepstojustice.ca, qui offre de l’information sur des questions courantes dans les domaines de la famille, du logement, de l’emploi, du droit criminel, etc.
Le secteur privé peut aussi faire partie de la solution. Aux États-Unis, les fournisseurs privés de services juridiques, comme Avvo (www.avvo.com), fournissent des services juridiques en ligne. Comme le dit leur publicité, votre conseiller juridique est au bout du fil (frais fixes de 39 $ US pour 15 minutes). Ces changements viendront certainement jusqu’en Ontario un jour. Ils ne devraient pas constituer un cauchemar pour les avocats et les parajuristes, comme beaucoup le craignent. Ces types de services peuvent fournir l’accès à la justice pour les nombreux Ontariens qui sont présentement non représentés et croient qu’ils ne peuvent se payer un avocat. Il existe un énorme marché non desservi, dont les besoins sont réels. Le secteur public et le secteur privé doivent faire ce qui est nécessaire et grandement améliorer l’accès à la justice.
À propos de l’auteur
Colin Stevenson, de Stevenson Whelton MacDonald & Swan LLP, est un spécialiste agréé des litiges civils et possède de l’expérience dans toutes les facettes de ce domaine. Ces jours-ci, il consacre la majeure partie de son temps au règlement alternatif des différends, aux litiges liés à l’immobilier et à la construction, aux litiges commerciaux, à la fraude, à l’emploi, aux recours collectifs et au droit international. Il a déjà été président de l’exécutif de la Section du litige civil de l’ABO, et il siège présentement au conseil de l’ABO.