Wooden ask with Last Straw Distillery written on it

L’eau-de-vie distillée – des avocats sont au cœur de ce renouveau

  • 17 juin 2016
  • Bob Tarantino

Mike Hook

Mike Hook ne s’imaginait pas qu’une simple conversation lors d’un dîner informel, il y a quelques années, le mènerait là où il sera en juin 2016, c’est-à-dire dans un local industriel au nord de Toronto entouré de palettes de bouteilles de verre d’Allemagne, de barils de bois de New York, du Tennessee et du Portugal, d’un alambic de la marque Still Dragon de Chine et le vacarme de la construction, puisqu’il est entouré de de travailleurs qui construisent un comptoir de vente au détail et une installation multifonctionnelle qui servira à titre de laboratoire et d’endroit pour l’embouteillage et l’étiquetage. Hook avait dit à son compagnon de table qu’il accepterait de fournir des services juridiques en échange de capital-actions. Trois années plus tard – et la grande ouverture prochaine – Hook agit comme avocat, et il est l’un des propriétaires, de Last Straw Distillery.

Il faut remonter dans l’histoire de l’Ontario pour se rappeler qu’avant la Confédération, lorsque le Haut-Canada avait seulement 15 000 habitants, il y avait plus de cinquante alambics de whisky autorisés. En 2016, avec une population d’environ mille fois supérieure, vous apprendrez qu’il y a moins de distilleries autorisées dans la province qu’il y en avait il y a de cela 150 ans. Comparativement au vin et à la bière, la réglementation de la production et de la vente des spiritueux est, on le sait, plus sévère. Mais un tas de nouvelles distilleries ont ouvert leurs portes ces dernières années, et l’Ontario amorce une renaissance de l’eau-de-vie distillée – et certains avocats-entrepreneurs sont au cœur de ce renouveau.

Durant les vingt-cinq dernières années, de nombreux petits producteurs artisanaux d’alcool ont émergé en Ontario. Alors que les brasseries et les vineries proliféraient, les distilleries – fabricants de « spiritueux » comme les whiskys, les gins, les vodkas et les liqueurs – ont quant à elles été reléguées aux oubliettes. C’est pour le moins étonnant parce que certaines marques canadiennes de whisky (p. ex. Crown Royal et Canadian Club) sont parmi les plus connues dans le monde et que les fabricants de whisky ont fait partie intégrante de l’histoire canadienne pendant quasiment deux siècles (il ne faut pas chercher la preuve [excusez le jeu de mots] bien loin, pensez au district historique de la distillerie de Toronto, où se trouvait anciennement la distillerie Gooderham and Worts, qui fut à un moment donné la plus importante distillerie du monde).

Un guide récent sur les bières de l’Ontario recense plus de deux cents brasseries dans la province, et l’association des brasseurs artisanaux de l’Ontario (Ontario Craft Brewers) compte à elle seule plus de soixante membres. La VQA Ontario recense plus de 125 vineries en Ontario qui sont conformes aux normes de provenance et de qualité de la VQA. L’association des distillateurs artisanaux de l’Ontario (Ontario Craft Distillers Association) ne compte, quant à elle, qu’un total de quinze membres, qui ne vendent pas tous encore au public.

Un petit mystère plane. Pourquoi l’Ontario n’a que si peu de distillateurs? Un cadre réglementaire restrictif fait en sorte que le démarrage d’une distillerie s’avère une entreprise risquée, voire téméraire. Les spiritueux (que certains qualifieraient encore de « boisson très alcoolisée ») sont assujettis à des règlements d’application de la législation ontarienne qui sont complètement différents de ceux auxquels sont assujettis les vins et les bières. Les distilleries, contrairement aux vineries et aux brasseries, ne peuvent pas vendre leurs produits directement aux bars ou aux restaurants. Malgré de récentes réformes qui ont introduit la possibilité de vendre de la bière et du vin dans les épiceries, ces changements ne visent pas la vente de spiritueux – et ce n’est pas prêt d’arriver non plus.

Empty bottle held by two handsPendant des décennies, la Commission des alcools et des jeux de l’Ontario (CAJO) interdisait aux distilleries d’avoir un magasin de détail sur les lieux d’une distillerie, sauf si elles produisaient au moins 5 000 litres par année. Pour les distilleries en démarrage, cet énorme volume était difficile à atteindre, les empêchant d’exploiter un comptoir de services qui a, par ailleurs, permis à de petites brasseries et vineries partout dans la province de générer tellement d’achalandage (et de revenus!). Grâce aux changements apportés à la législation en 1994, les distilleries ont obtenu l’autorisation de vendre leurs produits sur les lieux de leur distillerie sous réserve de l’obtention d’un permis de la CAJO. Pour obtenir un tel permis, les distilleries doivent cependant consentir à remettre près de la moitié du prix de vente au détail de chaque bouteille vendue à la Régie des alcools de l’Ontario (LCBO).

C’est la part des revenus du gouvernement qui pénalise sans doute le plus la différence de traitement entre les distillateurs et leurs concurrents qui font le brassage et la fermentation. Après avoir payé les taxes d’accise et autres droits aux divers ordres de gouvernement, les distillateurs ne conservent qu’une petite part des ventes. Par ailleurs, Peter Kuitenbrouwer écrivait récemment dans le Financial Post qu’une vinerie reçoit environ 80 % du prix payé par le consommateur pour une bouteille d’alcool et une brasserie environ 50 %. Tandis que les distillateurs n’en reçoivent qu’environ 20 %. Ce sont les gouvernements fédéral et provincial qui perçoivent la différence. Hook affirme que le régime de réglementation actuel est un anachronisme – la structure de la Loi sur les alcools et la Loi sur les permis d’alcool avait un sens au moment où ces lois ont été adoptées à la fin des années 1920 pour répondre aux besoins des entrepreneurs bien nantis et politiquement connectés, mais aujourd’hui ces lois ne répondent plus vraiment aux élans d’enthousiasme des entreprises locales en démarrage.

La réglementation rigide des spiritueux a longtemps été justifiée par le fait que la plus forte teneur en alcool des eaux-de-vie distillées suscite différentes préoccupations de santé publique, nécessitant un traitement différencié. La logique est relativement simple : une consommation accrue de boissons à plus forte teneur en alcool entraîne une augmentation des coûts sociaux liés notamment aux voies de fait attribuables à l’alcool et à la conduite en état d’ivresse. Du point de vue du gouvernement, le mandat de responsabilité sociale de la CAJO et de la LCBO vise à promouvoir la modération dans la consommation d’alcool, particulièrement en ce qui concerne les spiritueux. Les prix élevés, les revenus inférieurs pour les distillateurs et les politiques de distribution restrictives font partie de la donne visant à décourager la production et la consommation de boissons à plus forte teneur en alcool. [Le gouvernement est aussi honnête relativement à un autre aspect de la réglementation des alcools : il est là pour accroître les recettes afin de financer les dépenses publiques.]

Lorsque les avocats Jesse Razaqpur et Charles Benoit ont démarré la Toronto Distillery Co. en 2012, leur distillerie fut la première distillerie moderne à Toronto à obtenir un permis depuis 1933. Ils n’avaient pas anticipé qu’après deux ans, ils auraient à faire face à la province devant la Cour supérieure de justice. C’est cependant ce qui s’est produit lorsqu’ils ont cherché à faire déclarer inconstitutionnelle la politique de perception des revenus relative aux spiritueux de l’Ontario au motif que la taxe n’a jamais été votée par le pouvoir législatif.

Au début du mois d’avril, le juge Akhtar de la Cour supérieure de justice de l’Ontario a rendu sa décision, rejetant l’argumentation de la Toronto Distillery Company Ltd. Ce qui semble à première vue une défaite écrasante n’est plutôt que le début d’un combat que l’entreprise pourrait encore gagner. Le député de l’Assemblée législative de l’Ontario, Tim Hudak, représentre la circonscription de Niagara-Ouest, qui compte deux petites distilleries (Forty Creek et Dillon’s) sur son territoire. Hudak a organisé une sorte de croisade à la défense des « microdistillateur » et a introduit un projet de loi d’initiative parlementaire qui vise à assouplir plusieurs restrictions actuelles et à autoriser des activités, que les vineries et les brasseries tiennent pour acquis, comme la possibilité de faire déguster leurs produits et de les vendre sur les lieux de leur distillerie. Le gouvernement libéral actuel a annoncé dans le cadre du son budget de 2016 l’introduction d’une législation qui autoriserait la livraison directe aux bars et aux restaurants et l’assouplissement des restrictions relatives aux magasins sur les lieux des distilleries. Si les changements promis sont mis en application, il est probable que les « règles du jeu » ne seront pas les mêmes que celles des brasseries et des vineries, mais ces changements apporteront aux nouvelles distilleries canadiennes une amélioration significative.

Indépendamment de la jurisprudence et de l’évolution législative en Ontario, une décision récente de la Cour provinciale du Nouveau-Brunswick pourrait annoncer des changements en profondeur. Lorsque le détachement local de la GRC a intercepté le véhicule de Gérard Comeau en 2012, qui aurait prévu que six caisses de vingt-quatre bières, trois bouteilles de spiritueux et d’autres bouteilles et cannettes assorties trouvées dans le coffre du véhicule de M. Comeau auraient mené à une décision judiciaire qui ressusciterait une disposition longtemps ignorée de la Constitution et ferait un pied de nez à la jurisprudence vénérable établie par Cour suprême du Canada. Comeau a été condamné pour avoir importé de l’alcool en contravention de la Loi sur la réglementation des alcools du Nouveau-Brunswick. L’équipe qui a assuré sa défense, avec l’appui de la Canadian Constitution Foundation de Toronto, a plaidé avec succès que la législation du Nouveau-Brunswick – issue de la Loi sur l’importation des boissons enivrantes du Canada qui confère au gouvernement de chaque province le droit de vendre des boissons alcooliques – était inconstitutionnelle, car elle contrevenait à l’article 121 de la Loi constitutionnelle de 1867, qui, conformément à la décision, interdit les obstacles au commerce entre les provinces. Si d’autres tribunaux emboîtent le pas, la vente de boissons alcooliques interprovinciale serait grandement simplifiée. La décision a été accueillie comme une victoire pour le libre-échange dans les éditoriaux des journaux du pays; toutefois, reste à voir si cette décision aura une incidence, puisque le Nouveau-Brunswick a annoncé son intention de porter la décision en appel et certains observateurs, y compris Gary Gillman, avocat de Toronto et rédacteur reconnu pour ses articles sur l’histoire du bourbon et du whisky en Amérique du Nord, apportent une mise en garde selon laquelle il est probable que le raisonnement dans la décision ne résistera pas à un examen en appel.

Entre-temps, Mike Hook et ses associés continuent de préparer la grande ouverture en juillet. Hook est d’avis que la libéralisation de la réglementation des alcools de l’Ontario sera non seulement plus équitable, mais elle permettra à la province de ne pas manquer d’autres occasions qui résultent de la reprise de la distillation artisanale : encourager davantage les investissements locaux, la création d’emploi et même l’achat de grains cultivés en Ontario et d’autres produits qui servent de matières premières. Hook considère que le whisky que Last Straw embouteillera est son « bébé » – il est passé maître dans l’art de déterminer les procédés et les ingrédients que ces concurrents utilisent juste en humant les arômes des spiritueux dans un verre, et il met son savoir en pratique en travaillant à l’élaboration d’un profil de saveur unique. Last Straw entend proposer à ses clients un produit participatif et transparent. Hook envisage la « production participative », il fera appel aux commentaires des clients sur leurs préférences lors de séances de dégustation. Il est impatient de faire passer à son rye cet ultime test.

Sa persévérance porte ses fruits à de nombreux égards. Il pense que son double rôle en tant qu’avocat travaillant pour des entrepreneurs et en tant qu’avocat-entrepreneur l’a aidé à fournir de meilleurs conseils à ses clients. Il comprend mieux le stress et les enjeux de ses clients, et son expérience personnelle dans un cadre réglementaire complexe lui a donné la possibilité de développer une pratique où il offre des services à des clients œuvrant dans le marché des boissons alcooliques. Alors qu’on visite le désordre productif de son entrepôt, où se dégagent des odeurs aigres-douces de fermentation de la maische, il conclut avec une certaine satisfaction sur ses interactions avec ses clients en disant qu’« il comprend maintenant leur profond attachement à leur entreprise ».

 


Bob TarantinoA propos de l'auteur

Bob Tarantino, Dentons Canada, axe sa pratique juridique sur l’interface entre l’industrie du divertissement et le droit de la propriété intellectuelle, avec un accent sur la production cinématographique et télévisuelle, son financement, ses licences, sa distribution ainsi que son acquisition et sa protection de la propriété intellectuelle.

Bob est membre du conseil d’administration de l’Association du Barreau de l’Ontario et l’ancien président de l’exécutif de la section Divertissement, information et communications de l’ABO. Bob est conférencier adjoint à la faculté de droit d’Osgoode Hall et détient des diplômes supérieurs en droit d’Osgoode Hall et de l’Université d’Oxford.

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