Des années trente à la fin des années soixante, mon grand-père était avocat dans une petite ville.
Un de ses souvenirs les plus déplaisants est la difficulté qu’il éprouvait à se faire payer pour son travail (plus ça change, plus c’est pareil). Lorsque les temps étaient durs, même les bons clients manquaient de liquidités. Les gens n’avaient pas d’argent, mais ils avaient d’autres choses : mon grand-père devait souvent accepter des poules, des œufs ou du bois de chauffage en guise d’honoraires.
Même aujourd’hui, lorsque je travaille au Nunavut, on me demande d’accepter des sculptures ou des peaux de phoque au lieu d’argent.
Comme façon de faire des affaires, le troc est encore bien vivant au Canada.
Bien entendu, le problème du troc est qu’on n’obtient pas toujours ce qu’on veut ou ce dont on a besoin : j’ai beaucoup de sculptures et je n’ai pas vraiment besoin de peaux de phoque. Mon grand-père avait beaucoup plus de poules que ce qu’il voulait ou dont il avait besoin (je me souviens que pendant les années 1960, sa cour arrière ressemblait à un élevage de poulets!).
Et c’est à cause de ce problème lié au troc que l’argent existe. Une peau de phoque vaut environ 60 $. Mais si j’ai une peau de phoque et que j’aimerais avoir pour 60 $ de pêches en conserve, je dois trouver un épicier qui a besoin d’une fourrure. Ou je dois trouver quelqu’un qui prendra la peau de phoque, qui me donnera quelque chose qui vaut moins de 60 $ de pêches et qui vit de la marge ainsi engendrée. En raison du manque d’argent, l’arbitrage en matières premières devient une expérience quotidienne. Si l’on a de l’argent, le négociant intermédiaire est éliminé et il est possible de se concentrer sur la production plutôt que sur le troc.
La quasi-totalité des nations et des États ont leur propre monnaie. Sauf dans le cas des pièces d’or ou d’argent, la valeur de la monnaie dépend de la foi et de la confiance du peuple envers le gouvernement qui émet la monnaie. Les pays forts ont généralement une monnaie forte. Mais l’inverse est vrai des pays faibles. Lorsque la foi envers le pays disparaît, la valeur de la monnaie disparaît également – prenez pour exemples l’Allemagne des années 1920 et le Zimbabwe. L’argent des États américains confédérés n’a de la valeur que pour les collectionneurs.
Étonnamment, est apparue sur Internet une nouvelle monnaie qui ne semble avoir aucune base autre que le fait que les gens croient en elle – un peu comme la fée Clochette. Les fées n’existent que dans la mesure où on y croit. (« Chaque fois qu’un enfant dit : "Je ne crois pas aux fées ", il y a quelque part une petite fée qui meurt. »)
Cette nouvelle monnaie numérique, le Bitcoin, a été créée en 2009 par un développeur qui utilise le pseudonyme de Satoshi Nakamoto. Selon The Economist, « contrairement aux monnaies conventionnelles, qui sont émises par les banques centrales, Bitcoin n’est associé à aucune autorité monétaire centrale. À la place, il est appuyé par un réseau d’ordinateurs poste-à-poste composé des appareils de ses utilisateurs. Les mathématiques du système Bitcoin ont été définies de manière à ce qu’il devienne de plus en plus difficile d’« extraire » des Bitcoins avec le temps et que le nombre total qui peut être extrait est limité à environ 21 millions. Il n’y a donc aucune façon pour une banque centrale d’inonder le marché avec de nouveaux Bitcoins et de dévaluer ainsi ceux qui sont déjà en circulation. » Bien entendu, on ne sait pas si cette limite sera maintenue à tout jamais. On ne sait pas non plus si les Bitcoins seront faciles à convertir en d’autres monnaies.
En fait, dernièrement, une importante bourse de Bitcoins au Japon a fait faillite dans un contexte d’accusations de fraude et de détournement de fonds. Bien que tout semble indiquer que les Bitcoins résisteront à cette crise, la confiance à l’égard de la monnaie a été ébranlée.
En dépit de l’absence de toute valeur intrinsèque ou d’appui des États (l’économiste Paul Krugman a affirmé que les Bitcoins avaient une « valeur inventée de toutes pièces » [14 avril 2013], « The Antisocial Network ». The New York Times), certains marchands canadiens ont commencé à accepter les Bitcoins pour des transactions dans le vrai monde.
Les transactions Bitcoin sont commodes, car l’argent est transféré directement et instantanément d’une personne à l’autre. Contrairement aux transactions par carte de crédit, le marchand qui vend la marchandise n’a pas à payer de frais. Les frais de traitement et autres frais généralement facturés pour les transactions par Visa, par exemple, n’existent pas. C’est un avantage de l’acceptation de Bitcoin par rapport, par exemple, aux cartes de crédit conventionnelles.
La valeur des Bitcoins, qui ne sont réglementés par aucune banque centrale, est instable. On ne sait pas trop quelle sera la valeur future d’un Bitcoin – ou même s’il vaudra quelque chose.
Dans le cas d’un avocat qui songe à accepter Bitcoin comme mode de paiement, plusieurs facteurs doivent être envisagés en plus de la valeur future et de la possibilité de conversion.
Tout d’abord, les transactions Bitcoin doivent être comptabilisées comme tout autre revenu – une valeur doit leur être attribuée à des fins d’imposition, l’impôt sur le revenu doit être payé et la TVH perçue. Toutefois, comme ces impôts doivent être payés en argent canadien, un échange doit être effectué à un moment quelconque. Selon l’Agence du revenu du Canada, toute monnaie numérique doit être incluse dans le revenu aux fins de l’impôt et le montant inclus doit correspondre à la valeur des biens ou des services en dollars canadiens. Puisque la monnaie numérique peut être achetée et vendue comme une marchandise, les gains ou les pertes découlant de ces transactions pourraient être considérés comme un revenu imposable ou des capitaux permanents.
Deuxièmement, les dangers liés au blanchiment d’argent doivent être pris en considération. Les règles du Barreau concernant l’acceptation d’argent doivent être respectées, mais Bitcoin a généralement été associé de par le passé à des transactions criminelles. Bien que cette réputation semble en voie de s’estomper, les avocats doivent se montrer particulièrement prudents afin de ne pas être dupés par un client qui cherche à blanchir de l’argent.
Ceci dit, l’usage de Bitcoin en tant que monnaie va en augmentant. Selon le Hamilton Spectator, « le premier guichet automatique Bitcoin est devenu actif dans un café du centre-ville de Vancouver l’automne dernier; Toronto et Ottawa ont suivi. Les consommateurs peuvent échanger de l’argent canadien contre la monnaie numérique au taux de change en vigueur. » Bien qu’il faille faire preuve de prudence, et selon les fluctuations de cette monnaie au cours des prochains mois, il pourrait exister un tout nouveau marché non exploité composé de consommateurs de services juridiques prêts à payer en Bitcoin un avocat prêt à courir certains risques.
Plusieurs cabinets d’avocats américains ont commencé à accepter Bitcoin comme mode de paiement des services juridiques. Les cabinets lancent également une nouvelle spécialisation de pratique : le droit de Bitcoin (ou de cryptomonnaie).
Bode & Grenier LLP, un petit cabinet d’avocats de Washington, DC, spécialisé en contentieux des affaires civiles, a lancé BitcoinLaw.net, site qui se consacre à régler et à mettre en évidence les questions juridiques spécifiques à Bitcoin. Sur ce site, le cabinet se décrit comme « un petit cabinet d’avocats spécialisé en affaires technologiques, y compris les questions juridiques émergentes relatives à Bitcoin. »
About the Author
James Morton exerce en litige civil en Ontario et au Nunavut. Il est ancien président de l’ABO.