J'ai énormément de respect et d'admiration pour le rôle que jouent les jurés dans notre système judiciaire. Tous les jurés font des sacrifices, certains plus que d'autres, en particulier lors de très longs procès comme on en voit souvent de nos jours. Ils méritent notre admiration et notre respect.
Les jurés, comme nous tous, ne sont pas parfaits. Cependant, je crois fermement que, lorsqu'il s'agit de rendre des décisions éclairées, plusieurs têtes valent mieux qu'une seule. Cela est, à mon avis, l'évidence même.
En tant que juge, lorsque j'ai à rendre une décision dans une cause difficile, il n'est pas rare que je m'interroge sur ce que ferait le jury à ma place. Cela a souvent énormément influencé ma décision finale.
Ainsi, j'aimerais attirer votre attention sur deux causes spécifiques et sur leur jury. Je vous demanderais de réfléchir à ces causes et de formuler vos propres conclusions sur le rôle unique que jouent les jurés dans notre système.
La vérité est parfois plus étrange que la fiction.
La cause de Regina contre Sophonow venait du Manitoba, où l'accusé avait été déclaré coupable de meurtre. Le premier procès s'était terminé en impasse. Lors du second procès, l'accusé avait été trouvé coupable, mais cette décision fut renversée par la Cour d'appel parce que le juge d'instance avait fait des erreurs de droit. Il y eut un troisième procès. Après presque quatre jours de délibérations, 11 des 12 jurés signalèrent au juge que l'une de leurs collègues entravait leur travail parce qu'elle prétendait posséder d'extraordinaires pouvoirs psychiques lui permettant d'être en mesure de déterminer l'identité du meurtrier.
Ces jurés laissèrent clairement sous-entendre qu'ils étaient incapables de parvenir à un verdict unanime à cause d'elle. Après avoir prit en considération leurs commentaires et avoir rencontré la jeune femme, qui avoua partiellement qu'elle possédait, comme le reste de sa famille, « des talents spéciaux », le juge la renvoya. Les 11 jurés restants rendirent immédiatement un verdict de culpabilité.
La jurée exclue possédait-elle bel et bien des pouvoirs extraordinaires lui permettant de savoir que Thomas Sophonow était innocent du meurtre dont il était accusé?
L'ironie du sort veut qu'elle ait eu raison. Non seulement la Cour d'appel balaya la condamnation; elle la remplaça par un verdict d'acquittement. De nombreuses années plus tard, alors qu'il présidait une commission d'enquête, le juge Peter Cory, désormais à la retraite, confirma que Thomas Sophonow n'était pas le meurtrier et qu'il avait été condamné à tort. Il lui accorda des réparations civiles et une autre personne fut accusée et reconnue coupable du meurtre.
La vérité est parfois plus étrange que la fiction.
Je représentais la partie plaignante pour la deuxième cause. L'avocat de la défense, le défunt Arthur Maloney, était un de mes très chers amis. La cause portait sur 7 chefs d'accusation de viol, de lésions corporelles et de vol s'étant produits en 1965, 1966 et 1967. Les chefs d'accusation étaient en ordre chronologique. Arthur défendait la position selon laquelle l'accusé, Richard Brian Smith, n'était pas coupable pour cause d'aliénation mentale (ou, comme on le dit aujourd'hui : qu'il ne pouvait pas être tenu criminellement responsable de ses actes). À titre de procureur, je défendais la position selon laquelle l'accusé n'était pas atteint de folie, mais bien coupable des actes qui lui étaient reprochés.
Richard Brian Smith était un psychopathe. Il n'y avait aucun doute sur la question. La psychopathie n'était toutefois par encore reconnue comme une « maladie » mentale par la DSM; un précédent qui fut établit en raison d'une découverte sur la folie. Le procès s'est donc plus ou moins transformé en guerre de psychiatres. Nous avons tous eu recours à un certain nombre d’entre eux uniquement dans le but d'établir si la psychopathie, telle qu'on la retrouvait chez Richard Brian Smith, était une maladie mentale.
Les verdicts donnés par le jury furent : coupable pour le premier chef, en juillet 1965; coupable pour le deuxième chef, en octobre 1966; coupable pour le troisième chef, en décembre 1966; non coupable pour cause d'aliénation mentale pour les chefs quatre et cinq (la même victime), en février 1967, et coupable pour les chefs six et sept, en mars 1967.
En effet, selon les verdicts, l'accusé était sain d'esprit en 1965 et en 1966, atteint de folie en février 1967, puis sain d'esprit à nouveau en mars de la même année. Étrange? Très étrange! Le comportement de l'accusé au moment des chefs 4 et 5 était un peu plus erratique et bizarre que pour les autres infractions, mais ni M. Maloney, ni le juge, ni moi n’avions suggéré que les verdicts soient différents les uns des autres.
Le Code criminel interdit désormais toute discussion avec le jury au sujet de leurs délibérations, mais autrefois les avocats se plaçaient souvent dans le couloir emprunté par les jurés une fois la séance levée. À l'époque, le protocole accepté / toléré était que l'on pouvait leur adresser la parole, mais pas leur poser de questions.
Les jurés méritent le respect et l'admiration de tous les citoyens canadiens
Ainsi, lorsque les jurés sortirent de la salle, Arthur et moi les attendions côte à côte au bout du corridor. Arthur les salua de la tête et dit : « Bonjour. » Le premier juré répondit : « Bonjour, comment allez-vous? » La réponse d'Arthur fut : « M. Lesage et moi discutions justement de votre verdict hautement inusité. » Les 12 jurés se rassemblèrent autour de nous. Puis l'un d'entre eux s'avança et dit : « Et bien, M. Maloney, voici ce qui est arrivé. Nous étions tous d'accord pour dire que votre client était fou, mais nous voulions éviter qu'il se retrouve en liberté après quelques années par la faute d'un psychiatre au jugement plus dérangé que lui. C'est pourquoi nous avons donné un tel verdict. »
À ce jour, Richard Brian Smith demeure encore au Penetang Mental Health Centre.
Plusieurs d'entre nous pourraient déduire au premier coup d'œil que, pour ces deux exemples parmi tant d'autres, les jurys avaient donné des conclusions irrationnelles. Cependant, après mûre réflexion, ma conclusion fut que la décision du jury pour la cause de Sophonow et celle des 12 jurés pour le cas de Smith étaient, en fait, de sages décisions. Même si leur façon de faire n'était pas traditionnelle, ces jurés, par l'entremise de méthodes non-conformistes, veillèrent à ce que justice soit rendue.
Les jurés méritent le respect et l'admiration de tous les citoyens canadiens, et particulièrement l'admiration de ceux d'entre nous qui participent à l'administration de la justice.
A propos de l'auteur
Patrick LeSage est un ancien juge en chef de la Cour supérieure de l'Ontario.